Enseigner la littérature et la philosophie

Dossier : Les X et l'écritureMagazine N°660 Décembre 2010
Par Dominique RINCÉ
Par Franck LIRZIN (03)

REPÈRES

REPÈRES
L’en­sei­gne­ment de la lit­té­ra­ture pro­pre­ment dite consiste essen­tiel­le­ment en un sémi­naire » d’a­na­lyse lit­té­raire « , ani­mé par Domi­nique Rin­cé, sui­vi par 20 à 25 poly­tech­ni­ciens chaque année. » J’y choi­sis très libre­ment des par­cours, prin­ci­pa­le­ment à tra­vers l’es­pace poé­tique et dra­ma­tur­gique. J’a­ban­donne un peu le ter­rain roma­nesque à mon col­lègue Fin­kiel­kraut qui, bien que phi­lo­sophe, s’in­té­resse aux repré­sen­ta­tions de l’a­mour dans quelques grands textes de notre tra­di­tion roma­nesque prin­ci­pa­le­ment européenne.
 » Il n’y a nulle part d’en­sei­gne­ment dédié à l’é­cri­ture elle-même. Mais tous les sémi­naires dédiés aux huma­ni­tés et sciences sociales favo­risent la pra­tique et tous les cours magis­traux, quelles que soient leurs thé­ma­tiques, conduisent à une éva­lua­tion sous forme de dissertation. »

Domi­nique Rin­cé, pro­fes­seur char­gé de la lit­té­ra­ture, pré­cise que » à côté du sémi­naire pré­ci­sé­ment inti­tu­lé » Lit­té­ra­ture fran­çaise et ana­lyse lit­té­raire « , l’on trouve un ensei­gne­ment de » lin­guis­tique » plus tech­nique et un autre, dédié aux repré­sen­ta­tions roma­nesques de la pas­sion amou­reuse. Les sémi­naires, ou cours magis­traux, d’his­toire et d’his­toire de l’art invitent à une réflexion et à des démarches qui vont dans le même sens. »

Un menu à la carte

Un ren­fort aux ver­tus insoup­çon­nables pour nos futurs ingénieurs-managers

Franck Lir­zin ajoute que » c’est cette pos­si­bi­li­té qui m’a déci­dé à choi­sir l’X : pou­voir » faire » des huma­ni­tés à côté du par­cours scien­ti­fique clas­sique. Les concours m’a­vaient irra­dié de mathé­ma­tiques et de rai­son à trop haute dose, et il m’a fal­lu de la poé­sie, de la phi­lo­so­phie, du des­sin. J’ai sui­vi avec beau­coup d’in­té­rêt le sémi­naire de Domi­nique Rin­cé et rédi­gé sous sa direc­tion un mémoire sur le rythme dans la poé­sie néolyrique. »

» Ce qui fait la richesse des cours d’hu­ma­ni­tés, ajoute-t-il, c’est la pos­si­bi­li­té de décou­vrir de nou­veaux domaines ou d’en appro­fon­dir d’autres. On picore entre tous ces sujets et cha­cun ouvre des pistes sur les­quelles che­mi­ner ensuite. »

Une culture générale indispensable

Cette capa­ci­té de type cultu­rel, ou de culture géné­rale, est-elle indis­pen­sable à des jeunes appe­lés à deve­nir des cadres dans un domaine plus sou­vent scien­ti­fique que littéraire ?

» C’est vrai­ment chez moi une convic­tion vive et pro­fonde, répond Domi­nique Rin­cé. Sans nier l’ap­port de cer­taines tech­niques de com­mu­ni­ca­tion ou de mana­ge­ment moderne, la fré­quen­ta­tion des grands textes et des plus belles écri­tures de notre culture sera d’un ren­fort aux ver­tus insoup­çon­nables pour nos futurs ingénieurs-managers.

» Racine, Flau­bert ou René Char peuvent sou­ter­rai­ne­ment nous en » apprendre » davan­tage sur la nature des conflits, la com­plexi­té des repré­sen­ta­tions et les hypo­thèses de réso­lu­tion des » tour­ments » du monde où nous vivons que n’im­porte lequel des » manuels » de ges­tion des res­sources humaines, aus­si sophis­ti­qués soient-ils. »

Un intérêt indiscutable

Un appren­tis­sage de la vie
 » Mon pre­mier poste à Mar­seille m’a désar­çon­né, confie Franck Lir­zin. Ma for­ma­tion d’in­gé­nieur m’é­tait inutile pour résoudre les pro­blèmes humains, pour ima­gi­ner un ave­nir, pour défendre mes idées. La lit­té­ra­ture, c’est un appren­tis­sage de la vie, la » vraie vie » comme dirait Rim­baud. » J’y ai pui­sé ce dont j’a­vais besoin. Lire Tol­stoï pour décou­vrir le mana­ge­ment. Lire Mal­raux pour apprendre à par­ler. Lire Vol­taire pour apprendre à penser.
 » Et l’en­sei­gne­ment à l’X invite à suivre ces che­mins, par­fois long­temps après les avoir fou­lés une pre­mière fois. »

Cet ensei­gne­ment inté­resse-t-il les élèves ? » Je réponds oui sans hési­ter. Cet inté­rêt se mesure chaque année à la fois dans les résul­tats des son­dages opé­rés auprès des élèves et dans la qua­li­té des contacts oraux que nous nouons avec cer­tains d’entre eux

» Ont-ils conscience de ce qu’il pour­ra leur appor­ter à l’avenir ?

» Ma réponse est plus réser­vée : je crois qu’il faut par­fois plu­sieurs années de post-for­ma­tion et de début d’ac­ti­vi­té pro­fes­sion­nelle à nos élèves pour qu’ils res­sentent ou mesurent toute l’im­por­tance de cet ensei­gne­ment d’hu­ma­ni­tés dont » l’ef­fi­ca­ci­té » est si peu mesu­rable à l’aune des cri­tères des sciences exactes ou des technologies. »

Une incroyable diversité

Écrire c’est sortir
Aller dans le lan­gage, dans l’i­ma­gi­na­tion, de par le monde, le voir et le com­prendre. Poé­sie, récits, soi­rées lit­té­raires – l’o­ral est si impor­tant -, articles plus sérieux. Comme les branches d’un arbre, qui poussent cha­cune, et forment ensemble une voi­lure verte. L’é­cri­ture de poèmes n’est pas tant un loi­sir qu’un tra­vail sur soi, qu’une invi­ta­tion à com­prendre et dépas­ser le réel.
FL

Les poly­tech­ni­ciens sont-ils armés pour écrire ? » La péda­go­gie poly­tech­ni­cienne fait tout pour que la mis­sion de for­ma­tion à la clar­té et à la per­ti­nence des rai­son­ne­ments, oraux ou écrits, soit rem­plie. Mais évi­dem­ment les talents et les tem­pé­ra­ments en la matière sont d’une incroyable diver­si­té. Cer­taines années, à l’in­té­rieur de mon seul sémi­naire, j’ai des élèves dont le pro­fil » lit­té­raire » va, disons, d’une classe de pre­mière sim­ple­ment » moyenne » à un niveau qua­si­ment suf­fi­sant pour suivre un ensei­gne­ment à l’ENS Ulm… » Lettres » évidemment !

» L’X m’a appris à être syn­thé­tique, ajoute Franck Lir­zin, à dire l’es­sen­tiel. Sten­dhal aurait pu être poly­tech­ni­cien. J’aime beau­coup les récits épu­rés comme ceux de Flau­bert ou ceux plus abs­traits comme ceux de Vir­gi­nia Woolf.

L’es­sen­tiel du récit et des sen­ti­ments, cette capa­ci­té à dire sim­ple­ment la poly­pho­nie du monde, ce sont des outils puissants. »

Un but en soi

Sten­dhal aurait pu être polytechnicien

Arrive-t-il par­fois aux X de consi­dé­rer l’é­cri­ture non pas comme un outil à uti­li­ser avec com­pé­tence et par­fois plai­sir, mais aus­si comme un but en soi ?

» J’es­time à une bonne dizaine par pro­mo­tion le nombre de jeunes X qui font de l’é­cri­ture lit­té­raire, sou­vent fic­tion­nelle, quelque chose d’im­por­tant, voire d’es­sen­tiel pour eux dans leur vie ; pour tout sim­ple­ment la pen­ser, la vivre et la dire » autre­ment » même si cela ne débouche que très rare­ment sur une publi­ca­tion. J’ai le pri­vi­lège, par la nature de mon ensei­gne­ment, d’en croi­ser un, tous les quatre ou cinq ans, dont la pro­duc­tion est abso­lu­ment remar­quable, tan­tôt de » jus­tesse » , tan­tôt d’o­ri­gi­na­li­té, presque tou­jours de modes­tie… et c’est un vrai bon­heur que de pou­voir les encou­ra­ger à tra­vers conseils et cri­tiques bien sûr. »

Les épreuves de français
Il y a tou­jours au concours d’en­trée une épreuve écrite de fran­çais et une à l’o­ral pour les admis­sibles. Il n’y a pas d’é­preuve écrite de lit­té­ra­ture au sens strict lors de la sco­la­ri­té à Palai­seau mais des dis­ser­ta­tions (à trois reprises) à la fin des cours magis­traux, quelle qu’en soit la matière du moment choi­sie par l’é­lève : his­toire des idées, éthique, his­toire éco­no­mique, ges­tion, etc. Com­ment ces com­po­si­tions sont-elles abordées ?
 » Tou­jours avec un peu d’in­quié­tude, clas­se­ment ou pas ! Cer­tains sont res­tés » doués » ou fami­liers de l’exer­cice rédac­tion­nel et intel­lec­tuel sub­til qu’est la dis­ser­ta­tion. D’autres ne l’ont jamais aimé et conti­nuent de le redou­ter. Mais dans l’en­semble les per­for­mances moyennes d’une pro­mo sont plus qu’­ho­no­rables et je tiens à saluer en par­ti­cu­lier celles des jeunes X étran­gers, de mieux en mieux pré­pa­rés par nos col­lègues ensei­gnants de » fran­çais langue étran­gère » au Dépar­te­ment des langues et cultures. »

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