Émotion

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°584 Avril 2003Rédacteur : Jean SALMONA (56)

La matu­ri­té d’un peuple se juge à sa capa­ci­té de ne s’enflammer que lorsque ses valeurs fon­da­men­tales sont en jeu. Hors de ces moments raris­simes, c’est la rai­son qui devrait gui­der les com­por­te­ments col­lec­tifs, l’émotion étant réser­vée à la sphère pri­vée. C’est l’émotion avant tout que nous atten­dons de la musique (un cri­tique d’un jour­nal du soir se ridi­cu­li­sa naguère en rap­por­tant, dans le compte ren­du d’un concert, que le soliste n’avait pas res­pec­té la reprise à la mesure n° N), même si nous sommes capables d’en ana­ly­ser la technique.

Russes

L’émotion est un élé­ment consub­stan­tiel de tout ce qui est russe, les rap­ports humains comme la musique. Cinq enre­gis­tre­ments récem­ment parus en témoignent.

Pro­ko­fiev froid et ration­nel : image fausse. L’Ange de feu, opé­ra en cinq actes, baigne dans une atmo­sphère à la Dos­toïevs­ki, avec une écri­ture orches­trale et cho­rale sans pré­cé­dent, et un per­son­nage cen­tral fémi­nin exa­cer­bé et constam­ment au bord de l’hystérie. Une œuvre superbe et forte, pra­ti­que­ment inédite, enre­gis­trée en 1957 par la mer­veilleuse Jane Rhodes, Xavier Depraz, l’Orchestre de l’Opéra et les chœurs de la RTF diri­gés par Charles Bruck1 (texte fran­çais), et par­fai­te­ment retrans­crite en numérique.

Tou­jours Pro­ko­fiev, avec la Sym­pho­nie concer­tante pour vio­lon­celle et orchestre par Han-Na Chang et le Lon­don Sym­pho­ny diri­gé par Anto­nio Pap­pa­no, qui accom­pagne au pia­no, sur le même disque, Han-Na Chang dans la Sonate pour vio­lon­celle et cla­vier2. La Sym­pho­nie concer­tante est du niveau des deux Concer­tos pour vio­lon tour à tour bouillante d’énergie et lyrique ; la Sonate, elle, est dépouillée de toute aspé­ri­té, fau­réenne. Deux chefs‑d’œuvre, peu connus. Et le jeu de Han-Na Chang, chaud et roman­tique mais d’une extrême pré­ci­sion, rap­pelle celui d’André Navarra.

Les Qua­tuors de Chos­ta­ko­vitch sont au XXe siècle ce que ceux de Bee­tho­ven furent au XIXe : des œuvres inté­rieures et rigou­reu­se­ment per­son­nelles, d’où se dégage une émo­tion pro­fonde, liée sans doute aux “ sombres temps ” (Brecht) que tra­ver­saient le com­po­si­teur et son pays, mais qui atteint à l’universalité. Écou­tez donc les nos 6, 9, 11 dans le troi­sième volume de l’intégrale que vient d’enregistrer le Qua­tuor Debus­sy3 : vous êtes pris dès la pre­mière mesure et vous en sor­tez bou­le­ver­sé, comme à la lec­ture de Vie et Des­tin de Grossmann.

Vous êtes pris aus­si bien par Boris Godou­nov , le paroxysme de l’émotion russe, dont Vale­ry Ger­giev donne une ver­sion à la fois rete­nue et poi­gnante à la tête de l’Orchestre et des chœurs du Kirov, avec Vla­di­mir Vaneev dans le rôle de Boris4. Boris, c’est l’histoire du peuple russe, exal­té, trop prompt à s’enflammer et donc à se lais­ser mani­pu­ler. On peut com­pa­rer cet enre­gis­tre­ment, très russe et roman­tique, à la ver­sion célèbre, plus clas­sique, Cluy­tens- Boris Chris­toff, récem­ment évo­quée dans ces colonnes. Pour faire court, Ger­giev, c’est Bern­stein, tan­dis que Cluy­tens s’apparente à Kara­jan : à vous de choisir.

Les onze pièces enre­gis­trées sous le titre Saint-Péters­bourgLes Qua­tuors du Ven­dre­di par le Qua­tuor Ravel5 montrent une autre face de la musique russe du XIXe siècle : séré­nades, sara­bandes, pol­kas, com­po­sées pour des soi­rées gas­tro­no­mi­co-musi­cales par Gla­zou­nov, Rim­ski-Kor­sa­kov, et des musi­ciens moins connus comme Lia­dov, Soko­lov, Blu­men­feld. Mais les Russes sont émus – et émou­vants – en toutes cir­cons­tances, et l’intérêt de ces mor­ceaux exquis dépasse de loin l’apparente légè­re­té du propos.

Debussy, Britten, Coward

Il est des disques dont on n’attendrait a prio­ri que du plai­sir, et qui se révèlent joyaux ; ain­si d’un Debus­sy par Clau­dio Abba­do et le Phil­har­mo­nique de Ber­lin, où figurent trois Noc­turnes, le Pré­lude à l’après-midi d’un faune et la Suite de concert Pel­léas et Méli­sande6. Quelles cordes, bien sûr, mais aus­si quels bois, alors que l’on croyait ceux des orchestres fran­çais insur­pas­sables ! Et quelle direc­tion, d’une extrême finesse, d’une sen­si­bi­li­té qui atteint à la magie. Jamais, peut-être, le Pré­lude n’aura paru aus­si sub­til, hors du temps, les Noc­turnes aus­si oni­riques. Quant à la Suite tirée de Pel­léas, si rare­ment jouée, elle est plus émou­vante encore que l’opéra, car plus concen­trée, plus homo­gène. Un très grand disque, un plai­sir rare.

Brit­ten est sans doute un des rares com­po­si­teurs du der­nier demi-siècle qui res­te­ra : il est acces­sible sans appren­tis­sage préa­lable, et il véhi­cule, au tra­vers de l’image omni­pré­sente de l’enfance fra­gile et grave dans un temps de vio­lence, une émo­tion pro­fonde. La vio­lon­cel­liste Ophé­lie Gaillard et Vanes­sa Wag­ner, elles-mêmes proches encore de l’enfance, ont enre­gis­tré la Sonate et les Suites 1 et 2 pour vio­lon­celle et pia­no7, des œuvres fortes dont l’écoute ne laisse pas indemne.

Noel Coward, dra­ma­turge et aus­si com­po­si­teur de comé­dies musi­cales, repré­sente l’autre face du génie d’outre-Manche : le charme exquis et faus­se­ment déta­ché du confort bour­geois des années trente, et c’est ce charme, aus­si véné­neux peut-être, en défi­ni­tive, que la musique de Brit­ten, que l’on retrouve dans un disque déli­cieux et amer comme un thé anglais de “ songs”, The Noel Coward Song­book , par le ténor Ian Bos­tridge et Jef­frey Tate au pia­no8. La musique, aux har­mo­nies ger­sh­wi­niennes, est proche de celle de Cole Por­ter. Mais, sur­tout, Ian Bos­tridge chante avec une intel­li­gence, un manié­risme raf­fi­né et une clar­té d’élocution qui sont pour nous la quin­tes­sence de l’esprit britannique.

À écou­ter un same­di en fin d’après-midi, dans un fau­teuil capi­ton­né de cuir, devant une biblio­thèque en aca­jou, si pos­sible, en siro­tant un whis­ky pur malt – sans eau, of course.

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1. 2 CD ACCORD 472 723 2.
2. 1 CD EMI 5 57438 2.
3. 1 CD ARION ARN 68 596.
4. 3 CD PHILIPS 470 555 2.
5. 1 CD SKARBO DSK 4029.
6. 1 CD DGG 471 332 2.
7. 1 CD AMBROISIE AMB 9927.
8. 1 CD EMI 5 57374 2.

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