Dunkerque, l’Odyssée d’un sidérurgiste

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°522 Février 1997Par : Guy FUCHSRédacteur : Pierre STROH (31)

Au fil des 250 pages, l’auteur se pré­sente tout en nar­rant sa vie pro­fes­sion­nelle : sa famille dis­per­sée par la panique de juin 1940 depuis les Ardennes, sa mère pleine d’initiatives dans l’adversité, son père sachant regrou­per les siens dans la Creuse ; il a appris le métier d’électricien et la dis­ci­pline à l’École pro­fes­sion­nelle à Limoges.

Après un début à La Sou­ter­raine, dans la Creuse, et la guerre d’Algérie, il entre à Réhon près de Longwy, à la Socié­té sidé­rur­gique de la Pro­vi­dence en 1958. Enfin marié dès qu’il a pu dis­po­ser d’un loge­ment, il a bien­tôt sen­ti le peu d’avenir éco­no­mique de la Lor­raine et est embau­ché en automne 1962 comme agent de maî­trise chez Usi­nor qui recru­tait la hié­rar­chie de la future “ Acié­rie sur la mer ”.

Ayant son propre port miné­ra­lier, elle pour­rait choi­sir et obte­nir au meilleur prix ses matières pre­mières ; ses objec­tifs étaient :

  • de réduire ses frais d’élaboration rap­por­tés à la tonne d’acier, en construi­sant les hauts four­neaux, les fours, les lami­noirs plus gros que tous ceux qui exis­taient alors,
  • d’améliorer et diver­si­fier la qua­li­té des pro­duits mar­chands par ses labo­ra­toires et par un contrôle constant des fabrications.

En vingt ans, par étapes d’agrandissements et moder­ni­sa­tions suc­ces­sives, la capa­ci­té sera por­tée à 10 000 000 tonnes par an.

Pla­cé aux inter­faces des ser­vices des hauts four­neaux, des fabri­ca­tions et de l’entretien, l’auteur relate les rela­tions humaines au sein de l’usine. Il exerce un métier dan­ge­reux, aux prises avec les hommes, la matière et les cir­cons­tances. Les impré­vus obligent par­fois l’agent de maî­trise à déci­der sans délai ; en pareil cas, il faut agir avant de rendre compte. Il faut par­fois “ remettre les gens à leur place ”, tant les supé­rieurs que les subal­ternes. La déci­sion ne peut être jus­ti­fiée que par son suc­cès. Le chef se doit de res­ter serein ; l’auteur m’a remis en mémoire l’adage des cava­liers du temps de ma jeu­nesse : “ le calme est le propre des forts ”.

Nous recom­man­dons les deux pages 65 à 67 sur Mai 1968 à Dun­kerque qui se concluent par les mots sui­vants : Quelque chose était cas­sé, la confiance dans la capa­ci­té de nos diri­geants à gérer un pro­blème social impor­tant, mais aus­si pour tous ceux qui avaient subi le poids de la réqui­si­tion pour rai­son de sécu­ri­té, une pro­fonde injus­tice dans le règle­ment final du conflit.

Dans un cha­pitre ulté­rieur, l’auteur montre les imper­fec­tions des orga­ni­sa­tions d’engineering, des bureaux d’études entre­croi­sés qui ont fleu­ri durant la période active de sa vie. Quand des dif­fi­cul­tés se pré­sentent, une réunion est convo­quée ; c’est toute une tech­nique à laquelle aucun ensei­gne­ment ne pré­pa­rait alors. Tou­jours auto­di­dacte, l’auteur s’intègre dans ces pro­cé­dés dia­lec­tiques et réus­sit puisque sa direc­tion l’apprécie, mais son avan­ce­ment hié­rar­chique se fait attendre…

Pour son per­fec­tion­ne­ment per­son­nel, Guy Fuchs, outre ses stages chez les four­nis­seurs, a recou­ru à l’Enseignement par cor­res­pon­dance de Vanves qui l’a conduit à des exa­mens ayant des équi­va­lences uni­ver­si­taires. Il a élar­gi sa vue du monde par des week-ends pas­sés avec sa femme dans la capi­tale. Sans doute petit dor­meur, il a mené durant des années une double vie : usine d’une part et études d’autre part. Il rend grâce au dévoue­ment de son épouse qui l’a sou­te­nu dans son effort persévérant.

Il montre éga­le­ment com­ment les réor­ga­ni­sa­tions déci­dées par les éco­no­mistes et les ingé­nieurs de haut niveau peuvent par­fois miner et dis­lo­quer la cobé­sion et le moral du per­son­nel. Celui-ci s’inquiète pour son ave­nir ; trop de réformes nuisent. Dans ces grandes orga­ni­sa­tions où cha­cun est rivé à son tableau de bord, à son télé­phone, à sa machine ou sa dépan­neuse, cha­cun connaît tout le monde de vue et ne dit plus bon­jour à per­sonne. L’ingénieur croit ne pas avoir besoin de l’avis de l’ouvrier et le met sans le savoir en difficulté.

Il faut lire sa rela­tion de la mis­sion d’Usinor à Osa­ka en 1982, en ver­tu d’un accord d’échange d’informations avec Kawa­sa­ki pour le bien tech­nique de leurs acié­ries res­pec­tives. Boute-en-train à ses heures, Guy Fuchs a obte­nu une cer­taine confiance des Japo­nais en leur appre­nant la danse fla­mande des canards, dont il leur a remis une cas­sette pré­pa­rée à des­sein. Dans les boîtes de nuit et les salles d’arts mar­tiaux, dans les avions et les trains aus­si, il a obser­vé quelques traits des moeurs japo­naises qui méritent d’être médi­tés par nos édu­ca­teurs et nos sociologues.

Notons son juge­ment com­pa­rant les acié­ries japo­naise et fran­çaise (p. 194) : Là où nous étions par­fois obli­gés de faire com­pli­qué pour res­pec­ter les normes, eux s’efforçaient de faire le plus simple pos­sible. Là où nous recher­chions une pré­ci­sion abso­lue, eux pré­fé­raient être moins per­for­mants dans la classe des appa­reils uti­li­sés, mais avoir tou­jours une constance dans la pré­ci­sion des mesures et encore la tech­no­lo­gie japo­naise n’était pas (tou­jours) le nec plus ultra, par contre sa fia­bi­li­té était à toute épreuve, c’était l’essentiel du but recherché.

Les der­nières pages résument les leçons de sa vie : saluons page 222 avec Guy Fuchs les ini­tia­tives heu­reuses d’Usinor comme la créa­tion des cercles de qua­li­té dans les­quels les sala­riés donnent leur opi­nion ; ils com­pensent une lacune de la socié­té actuelle, émiet­tée en indi­vi­dus sans conscience col­lec­tive. Quand les don­nées du métier changent, il faut que tout évo­lue, les machines, les hommes.

Page 225 : Il fal­lait expli­quer lon­gue­ment les avan­tages du nou­veau sys­tème afin d’éviter les grèves et les mou­ve­ments sociaux ; cette démarche invi­tait le per­son­nel à être un acteur du progrès.

Les réformes de struc­tures imposent des dépenses que n’imagine pas tou­jours leur promoteur :

  • mettre à jour les plans et sché­mas d’installation, pour connaître toutes les modi­fi­ca­tions appor­tées par les exploi­tants au fil des incidents ;
  • main­te­nir tous les stocks de rechange pour évi­ter la débrouillar­dise et la cannibalisation.

Les chan­ge­ments de méthodes conduisent à la néces­si­té de détruire des ins­tal­la­tions anciennes non amor­ties ; le rem­pla­ce­ment d’un com­bus­tible par un autre entre dans cette cata­go­rie : la sub­sti­tu­tion du gaz de haut four­neau au fuel lourd deve­nu cher ou introu­vable occa­sionne l’extinction de foyers de chau­dières et l’arrêt immé­diat d’une usine à feux conti­nus, ain­si mise en détresse. Celui qui lira la page 229 se pose­ra la ques­tion : “ Les déci­deurs pari­siens le savent-ils ? ”

Lisez aus­si ceci (page 228) : Rem­pla­cer les pré­re­trai­tés qui connaissent la mai­son par des jeunes BTS avec un contrat à durée déter­mi­née que l’on renou­velle pour des rai­sons fis­cales ; cette méthode accu­mule les aber­ra­tions ; l’usine n’a plus de mémoire.

Page 232 : La poly­va­lence m’a fait perdre mon âme : pas­ser d’une main­te­nance ayant pour sup­ports l’électricité, l’informatique, les auto­ma­tismes en tout genre à des conduites d’installations obso­lètes a été une ter­rible épreuve. Je ne méri­tais pas ça.

Nous trou­vons dans cet ouvrage à réflé­chir sur la déca­dence de notre civi­li­sa­tion ; depuis 1930 au moins, la liber­té a pris le pas sur l’autorité ; cha­cun prend plai­sir à dis­cu­ter les déci­sions des res­pon­sables. On abou­tit ain­si à Mai 68. La leçon de ce livre est la sui­vante : que cha­cun apprenne comme Guy Fuchs à exa­mi­ner posé­ment la réa­li­té et, sans grands mots, à s’intégrer dans les rouages de la socié­té pour qu’ils puissent jouer. Il est un bel exemple de gagneur. Son livre mérite d’être lu par les ingé­nieurs et cadres qui se croient de haut niveau parce qu’ils sortent d’une école et qui engagent chaque jour le bien public.

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