Du bon usage des mots en politique

Dossier : ExpressionsMagazine N°533 Mars 1998Par Philippe OBLIN (46)

La poli­tique se com­plaît dans le flou du lan­gage. Par voie orale, elle se satis­fait de mots bien mar­te­lés, même s’ils ne veulent rien dire, ou du moins n’en­gagent à rien de pré­cis. Exemple : Le gou­ver­ne­ment sau­ra prendre, le moment venu, les mesures qui s’im­posent. Quand vous avez enten­du cela, même accom­pa­gné d’un mou­ve­ment du men­ton, vous voi­là bien avancés.

D’ailleurs, la poli­tique elle-même ne sait plus trop en quoi elle consiste, séman­ti­que­ment par­lant. Signi­fie-t-elle l’art de gou­ver­ner, ou celui d’être élu, et réélu, ce qui n’est pas la même chose et peut même, en cer­taines cir­cons­tances, appe­ler des com­por­te­ments opposés.

Or il est tou­jours dan­ge­reux d’employer des mots sans s’as­su­rer de ce qu’ils signi­fient. Pre­nez le cas des termes de Répu­blique et de Démo­cra­tie, fort lan­cés du haut des tri­bunes. Quel est leur sens exact ? Sont-ils contraires, ou seule­ment quelle nuance les sépare ?

Dans ses trai­tés de poli­tique (au sens d’art de gou­ver­ner, le seul en usage de son temps) saint Tho­mas d’A­quin dis­tin­guait d’a­bord trois formes de gou­ver­ne­ment : par un seul, par un petit groupe, par la multitude.

Il appe­lait la pre­mière forme monar­chie ou tyran­nie selon que le pou­voir est exer­cé au pro­fit du » bien com­mun » ou à celui de son déten­teur. La seconde aris­to­cra­tie ou oli­gar­chie, selon une dis­tinc­tion ana­logue. La troi­sième répu­blique ou démo­cra­tie, tou­jours selon la même distinction.

Ce qui veut dire, en s’en tenant bien enten­du à ces défi­ni­tions, que la démo­cra­tie est une manière de tyran­nie de la mul­ti­tude. Le Doc­teur angé­lique, obser­vant par ailleurs que l’ef­fi­ca­ci­té du pou­voir décroît lorsque le nombre de ses déten­teurs aug­mente, conduit le lec­teur à pen­ser que la démo­cra­tie, encore une fois au sens où il l’en­tend, est à la fois tyran­nique et inefficace.

Voi­là ce que donne l’emploi des mots à l’é­tour­di. Cela conduit à des conclu­sions qui ne sont d’é­vi­dence pas » poli­ti­que­ment cor­rectes » (poli­ti­que­ment étant pris au sens d’art de gou­ver­ner ou à celui d’art d’être élu, la ques­tion reste à débattre, mais elle nous mène­rait Dieu sait où).

Aus­si bien l’u­sage com­mun contem­po­rain n’u­ti­lise-t-il plus les mots en ques­tion dans cette accep­tion moyen­âgeuse et dépas­sée. Soyons donc de notre temps.

À coup sûr, le terme de répu­blique est aujourd’­hui char­gé d’une conno­ta­tion de sérieux, et presque d’aus­té­ri­té. Il sied aux nobles cir­cons­tances. Si les bons répu­bli­cains ne choi­sissent plus pour leur pro­gé­ni­ture des pré­noms comme Bru­tus, Caton ou Lucrèce, cela ne tra­hit pas un amol­lis­se­ment des convic­tions, mais seule­ment la crainte du ridicule.

Il faut noter en outre qu’un pas­sé rela­ti­ve­ment récent – les débuts de la Répu­blique troi­sième du nom – confère aus­si à ce vocable un relent de sec­ta­risme anti­re­li­gieux. C’est d’ailleurs peut-être pour cette rai­son que les chré­tiens de la fin du XIXe siècle et du début du xxe, ral­liés à la répu­blique, par incli­na­tion de sen­ti­ment ou par réa­lisme, évi­tèrent de se qua­li­fier de » répu­bli­cains chré­tiens ». Dans le contexte du temps, on aurait pu y voir une manière d’an­ti­no­mie, qui eût fleu­ré la tartufferie.

Ils pré­fé­rèrent se dénom­mer » démo­crates chré­tiens « . Cela son­nait plus moderne et sur­tout plus fra­ter­nel, à condi­tion bien enten­du d’ou­blier l’ac­cep­tion sco­las­tique. D’ailleurs, lisaient-ils beau­coup l’Aquinate ?

On est, en tout cas, fort éloi­gné de cette accep­tion quand on affirme, par exemple, que le sau­cis­son à l’ail est plus » démo­cra­tique » que le foie gras. Ce qui, éty­mo­lo­gi­que­ment, ne signi­fie rien. Sans doute s’a­git-il alors d’un trope (synec­doque, si l’on en croit Dumar­sais). Mais il ne faut point abu­ser des figures de style, au risque de ne plus trop savoir ce qu’on dit.

Trope ou pas, il est sin­gu­lier de rele­ver que, pour nous Fran­çais, il est dif­fi­cile de faire de la socio­lo­gie poli­tique sans se réfé­rer à la bouffe. Sinon, on n’au­rait pas fabri­qué non plus le terme de » gauche caviar « , pour dési­gner une cer­taine caté­go­rie de per­sonnes de qualité.

Et, après tout, pour­quoi ne bap­ti­se­rait-on pas » droite mor­ta­delle » telle autre com­po­sante de l’é­lec­to­rat ? Elle doit bien exis­ter et, si oui, ses suf­frages ne man­que­ront pas d’at­traits, dans les bal­lot­tages ardus, quand tout est bon à prendre.

Faute, en tout cas, de pou­voir com­bi­ner à volon­té les élec­to­rats, on peut tou­jours com­bi­ner les mots. C’est ain­si que nous connûmes naguère des » démo­cra­ties popu­laires « , sans que per­sonne n’y rele­vât le pléo­nasme. En fait, et pour res­ter dans le domaine des tropes, il s’a­gis­sait plu­tôt là d’un » euphé­misme « , pour dési­gner ce que le lan­gage sco­las­tique évo­qué plus haut eût appe­lé » oligarchie « .

Ce qui, en russe, se dit quelque chose comme » nomenklatura « .

Et en fran­çais ? Je ne sais pas. Cherchez.

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