Dmitri CHOSTAKOVITCH : les quinze symphonies, les six concertos

Dossier : Arts,Lettres et SciencesMagazine N°711 Janvier 2016Par : l'orchestre du Mariinsky de Saint-Pétersbourg, Valery GergievRédacteur : Marc DARMON (83)Editeur : 8 DVD ou 4 Blu-Ray Arthaus 75519

Né en 1906, Chos­ta­ko­vitch a connu les révo­lu­tions de 1917, le régime de Sta­line et ses exac­tions, la mort du dic­ta­teur (et de Pro­ko­fiev, le même jour) et le suc­cès des appa­rat­chiks, et il est mort en 1975 avant toute Per­es­troï­ka.

Sa vie et son œuvre se sont ins­crites au sein d’une socié­té tota­li­taire. Bien sûr, son œuvre est mar­qué par la période, tan­tôt patrio­tique (7e Sym­pho­nie), tan­tôt pro­tes­ta­taire contre la guerre (8e Sym­pho­nie), contre le régime (5e et 10e Sym­pho­nies, 8e Qua­tuor, Trio n° 2), contre l’antisémitisme (13e Sym­pho­nie), tan­tôt, il est vrai, en sup­port à une pro­pa­gande à un régime qu’il ne sou­te­nait pas (11e et 12e Sym­pho­nies « 1905 » et « 1917 »).

Mais avant tout, comme le sug­gère Ger­giev, tou­jours prompt aux com­pro­mis, il faut prendre ses œuvres comme ce qu’elles sont, des œuvres de musique pure, avec une science de l’effet, de l’émotion, de l’orchestration comme on n’en avait pas enten­due depuis Mahler.

Mah­ler : le nom est lâché. En effet, tout relie les deux artistes, dont l’héritage sym­pho­nique est pour tous les deux la part la plus impor­tante de l’œuvre (pour Mah­ler, presque exclu­sif) : le sens de l’orchestration, le sar­casme per­ma­nent sur la situa­tion humaine et de la socié­té, l’émotion maxi­male tirée de leurs pas­sages poi­gnants, les réfé­rences per­son­nelles inces­santes, etc.

Le chef bou­li­mique et hyper­ac­tif Vale­ry Ger­giev et son orchestre du théâtre Mariins­ky (appe­lé Kirov pen­dant la période com­mu­niste) de Saint-Péters­bourg (lieu de nais­sance de Chos­ta­ko­vitch) ont joué et enre­gis­tré l’ensemble des sym­pho­nies et concer­tos en une dizaine de soi­rées à la feue salle Pleyel en 2013–2014.

La publi­ca­tion inté­grale est une for­mi­dable occa­sion de décou­vrir, à son rythme, les mer­veilles de ce réper­toire (pro­fi­tons-en pour regret­ter que l’ensemble des sym­pho­nies de Tchaï­kovs­ki, fil­mées et enre­gis­trées dans les mêmes condi­tions, n’aient été que par­tiel­le­ment édi­tées, comme on le com­men­tait ici en jan­vier 2012).

Par où com­men­cer ? Décou­vrez tout d’abord les deux sym­pho­nies les plus connues, à juste titre : la Cin­quième, réac­tion espiègle et iro­nique à la mise au ban du com­po­si­teur en 1936 sous pré­texte que sa musique n’était pas jugée assez acces­sible, et la Dixième, où Chos­ta­ko­vitch célèbre la mort de Sta­line en signant chaque mou­ve­ment de son tétra­gramme DSCH (Dmi­tri SCHos­ta­ko­vitch, selon la pro­non­cia­tion russe et la gamme ger­ma­nique, Ré-Mi bémol-Do-Si bécarre), motif cla­mé sans fin. Puis ten­tez les sym­pho­nies patrio­tiques : la Sep­tième « Lenin­grad », créée en 1942 à Lenin­grad pen­dant le siège, par des musi­ciens famé­liques, radio­dif­fu­sée par la BBC et la NBC (diri­gée par Tos­ca­ni­ni) la même année en hom­mage et sou­tien aux com­bat­tants russes, et la Hui­tième, la pré­fé­rée de Gergiev.

Ensuite décou­vrez les sym­pho­nies « clas­siques », la Pre­mière (à 18 ans) et la Neu­vième. Puis les sym­pho­nies mili­tantes, Onzième « 1905 » et Dou­zième « Année 1917 » (que Ger­giev demande de rééva­luer, comme l’avait fait mon grand-père qui me l’offrit il y a qua­rante ans, le jour de la mort de Chostakovitch).

Alors vous serez prêts pour atta­quer les trois der­niers chefs‑d’œuvre. La Trei­zième Sym­pho­nie met­tant en musique pour voix de basse six poèmes, dont le célèbre mani­feste contre l’antisémitisme Babi Yar, d’Evtouchenko, poète tou­jours vivant aujourd’hui, qui se lamente sur l’assassinat en masse en 1941 de près de cent mille juifs en Ukraine dans le « ravin de Grand-Mère », Babi Yar.

La Qua­tor­zième, déjà com­men­tée ici en décembre 2013, met­tant en musique des poèmes d’Apollinaire (dont la célèbre Lore­ley), Gar­cia Lor­ca et autres poètes expres­sion­nistes, en russe mais avec sous-titres, poèmes sélec­tion­nés pen­dant son séjour à l’hôpital.

Pour la pre­mière fois, Chos­ta­ko­vitch y choi­sit un effec­tif très réduit, uni­que­ment cordes et per­cus­sions, ce qui donne une impres­sion d’intimité, et, avec la pré­sence de deux solistes chan­teurs au milieu de l’ensemble orches­tral, un effet pro­pre­ment hypnotique.

Et la Quin­zième, la plus énig­ma­tique, où un Chos­ta­ko­vitch affai­bli fait un col­lage de sym­boles de sa jeu­nesse (Ros­si­ni, Wag­ner, ses propres musiques de film) et de ses œuvres emblé­ma­tiques (Qua­trième et Sep­tième Sym­pho­nies).

Ter­mi­nez par les sym­pho­nies expé­ri­men­tales, moins acces­sibles, la Qua­trième, un chef‑d’œuvre, et les Seconde et Troi­sième Sym­pho­nies.

Ger­giev n’hésite pas à se pro­duire en accom­pa­gna­teur de concer­tos, contrai­re­ment à Mra­vins­ky, son pré­dé­ces­seur pen­dant cin­quante ans à Lenin­grad. Tous les concer­tos de Chos­ta­ko­vitch sont donc pré­sents dans ce cof­fret. Les concer­tos pour vio­lon ont été créés par David Oïs­trakh, les concer­tos pour vio­lon­celle par Ros­tro­po­vitch, et les concer­tos pour pia­no par Chos­ta­ko­vitch et son fils.

Les chefs‑d’œuvre sont les pre­miers de chaque type, les pre­miers concer­tos pour pia­no, pour vio­lon et pour vio­lon­celle. Mais com­ment ne pas se délec­ter du simple Second Concer­to pour pia­no, com­po­sé pour son fils Maxim, et de son incroyable mou­ve­ment lent, là inter­pré­té brillam­ment par Matsuev.

Et de l’interprétation magni­fique de Mario Bru­nel­lo du Second Concer­to pour vio­lon­celle, et des deux incroyables bis qu’il nous offre (dont une cadence ori­gi­nale du Pre­mier Concer­to). L’interprétation est à encen­ser tout au long des seize heures de musique.

Ger­giev dirige sans baguette, par­fois s’aidant d’un simple cure-dent. Sa direc­tion très expres­sive, adap­tée aus­si bien à Tchaï­kovs­ki, Mah­ler, Wag­ner (suc­cès récents) ou Ver­di, est magni­fique ici. L’orchestre est d’une grande vir­tuo­si­té : les cuivres et les bois, sou­vent solistes ou à décou­vert, sont très sûrs, très musicaux.

L’édition est très luxueuse, défi­ni­tive. Les images sont magni­fiques, encore plus en Blu-Ray. Chaque sym­pho­nie est pré­cé­dée d’un com­men­taire intro­duc­tif de Ger­giev de quelques minutes, pas­sion­nant. L’ensemble est accom­pa­gné d’un livret en fran­çais décri­vant chaque œuvre (et artistes), le DVD com­prend un film en bonus décri­vant la vie et l’œuvre de Chos­ta­ko­vitch de façon chro­no­lo­gique, illus­tré par la vidéo des sym­pho­nies mais aus­si de bal­lets, qua­tuor et opéra.

Le film montre aus­si l’excellent pia­niste qu’était Chos­ta­ko­vitch (men­tion au concours Cho­pin), les témoi­gnages poi­gnants de son fils Maxim et de Rudolf Barshai.

Natu­rel­le­ment, l’image apporte énor­mé­ment par rap­port à un disque, comme un concert. Pour des œuvres d’une telle den­si­té, d’une telle richesse, pou­voir suivre des yeux les pupitres per­met réel­le­ment de mieux « com­prendre » la musique, de mieux réa­li­ser ce qui se passe.

J’avais déjà fait ce même com­men­taire pour le cof­fret des Sym­pho­nies de Mah­ler par Abba­do à Lucerne. Voi­là une somme for­mi­dable, un tré­sor où trou­ver sans fin de nou­veaux plaisirs.

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