DIVERSITÉ

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°660 Décembre 2010Rédacteur : Jean Salmona (56)

On peut être ama­teur d’exo­tisme, en musique comme dans la vie. Comme pour la cui­sine, on peut aimer décou­vrir des musiques d’autres civi­li­sa­tions, qui n’ont pas péné­tré le monde occi­den­tal et ne s’y sont pas abâ­tar­dies, comme le game­lan bali­nais ou les ragas d’Inde du Sud. Mais l’a­gré­ment de la décou­verte pas­sé, l’on s’en lasse vite car on reste exté­rieur : com­ment pour­rions- nous faire nôtre une musique – une cui­sine – que sous-tend une culture qui nous res­te­ra étran­gère, quels que soient les efforts que nous ferons pour essayer de la péné­trer. C’est d’une autre culture, d’une autre cui­sine, d’une autre musique que nous avons été nour­ris enfants, et ce sont elles qui nous ont façon­nés. Oublions les illu­sions du métis­sage et de la fusion : la diver­si­té – immense – de la musique occi­den­tale suf­fit à satis­faire notre goût du dépaysement.

Spohr, Onslow, Schubert

Trois contem­po­rains, trois musiques entiè­re­ment dif­fé­rentes pour les débuts du Roman­tisme. De Spohr et Ons­low (com­po­si­teur fran­çais comme on ne le sait pas tou­jours) l’en­semble Osmo­sis a enre­gis­tré leurs Nonettes pour ins­tru­ments à vent (flûte, haut­bois, cla­ri­nette, cor et bas­son) et cordes, joués sur ins­tru­ments d’é­poque1. Pièces exquises et indé­fi­nis­sables, plus nova­trices chez Spohr que chez Ons­low, de forme très raf­fi­née aus­si bien dans les har­mo­nies et les modu­la­tions que dans les com­bi­nai­sons de timbres, et qui annoncent… Pou­lenc plus qu’elles ne rap­pellent Haydn ou Mozart.

De Schu­bert, le bary­ton Tho­mas Bauer et Jos van Immer­seel au pia­no­forte ont enre­gis­tré le Voyage d’hi­ver2, cycle de lie­der dont on pou­vait consi­dé­rer jusque-là la ver­sion de Fischer- Dies­kau comme insur­pas­sable. La voix de Bauer est très proche de celle de Fischer-Dies­kau, par son timbre aus­si bien que par son expres­sion : cha­leu­reuse, aux inflexions infi­nies, on a envie de dire « ami­cale » ; et le pia­no­forte – ins­tru­ment dont nous avouons nous méfier en géné­ral en rai­son de son timbre par­fois grêle qui ne sou­tient évi­dem­ment pas la com­pa­rai­son avec un Stein­way ou un Bôsen­dorf­fer – accom­pagne ici par­fai­te­ment la voix, à laquelle sa fai­blesse même auto­rise toutes les finesses.

Rossini – Mahler

Ros­si­ni est plus connu pour ses opé­ras que pour sa musique sacrée, com­po­sée paraît-il à contre­cœur. Mais sa Petite Messe solen­nelle est un petit chef-d’œuvre. Et son Sta­bat Mater, enre­gis­tré en juillet de cette année sous la direc­tion d’An­to­nio Pap­pa­no par la belle Anna Netreb­ko, Joyce DiDo­na­to, Law­rence Brown­lee (ténor) et Ilde­bran­do D’Ar­can­ge­lo (basse), avec l’or­chestre et le chœur de l’A­ca­dé­mie natio­nale Sainte-Cécile, de Rome3, vaut le Requiem de Verdi.
C’est une oeuvre puis­sante, qui fait appel aux res­sorts dra­ma­tiques de l’o­pé­ra, avec une belle intro­duc­tion orches­trale : c’est sou­vent dans les oeuvres à contre-emploi que les com­po­si­teurs, comme tous les artistes, donnent le meilleur d’eux-mêmes. Phi­lippe Her­re­we­ghe, la sopra­no Rose­ma­ry Joshua et l’Or­chestre des Champs-Ély­sées ont enre­gis­tré la 4e Sym­pho­nie de Mah­ler4.

Une ver­sion de plus ? Pas si sûr. On sait que Her­re­we­ghe pour­suit l’ob­jec­tif de res­ti­tuer les œuvres telles qu’elles ont été jouées à l’é­poque où elles ont été créées : ins­tru­ments, effec­tif orches­tral, et sur­tout par­ti­tion d’o­ri­gine et inten­tions du com­po­si­teur. La 4e est sin­gu­lière dans l’en­semble des sym­pho­nies de Mah­ler : une « sym­pho­nie bleue »disait Mah­ler, qu’il faut jouer « léger » si l’on veut être fidèle à ses intentions.

Or, il se trouve que la méta­phy­sique, la psy­cha­na­lyse et par-des­sus tout les drames de l’his­toire du XXe siècle ont enva­hi la musique de Mah­ler et mar­qué ses inter­pré­ta­tions contem­po­raines (voir les décla­ra­tions de Bern­stein rap­por­tées récem­ment dans ces colonnes). Eh bien, nous avons ici l’oc­ca­sion d’en­tendre une inter­pré­ta­tion… mozar­tienne, avec des cordes soyeuses : un très grand plaisir.

Flirts inattendus

Deux disques qui viennent de paraître illus­trent de manière épa­tante l’a­dap­ta­bi­li­té et sur­tout le goût de musi­ciens clas­siques, et non des moindres, pour le jazz et la variété.

Tout d’a­bord la grande mez­zo-sopra­no Anne-Sophie von Otter s’est asso­ciée avec le pia­niste de jazz Brad Mehl­dau pour un enre­gis­tre­ment hors du com­mun : 13 chan­sons de Léo Fer­ré, Bar­ba­ra, Richard Rod­gers, Michel Legrand, Jacques Brel, John Len­non, etc., et 7 Love songs de Brad Mehl­dau5. Bien que Mehl­dau soit jazz­man, il ne s’a­git pas ici de jazz, mais de pièces inter­pré­tées par une artiste clas­sique intel­li­gente et sen­sible, qui sait oublier le lied, sup­pri­mer le vibra­to, adop­ter le souffle et les into­na­tions propres à la chan­son et deve­nir ain­si, le temps d’un disque, accom­pa­gnée par un excellent pia­niste, une grande artiste de varié­tés. Ce n’est pas la pre­mière expé­rience du genre : Mady Mes­plé avait chan­té Paul Mis­ra­ki. Kiri Te Kana­wa, avec moins de bon­heur, Ger­sh­win. Ici, c’est parfait.

La plus grande sur­prise vient du Qua­tuor Ébène qui, sous le titre Fic­tion, vient d’en­re­gis­trer 16 plages de jazz et de pop avec quatre chan­teuses d’ex­cep­tion6. La mer­veille, c’est la voix de Natha­lie Des­say chan­tant Over the Rain­bow (créée par Judy Gar­land dans Le Magi­cien d’Oz) avec une voix qui sou­lè­ve­rait les foules à Las Vegas, celle de Sta­cey Kent qui balance en situa­tion dans la bos­sa-nova Cor­co­va­do, de Luz Casal qui reprend Ama­do Mio chan­té à l’o­ri­gine par Rita Hay­worth, enfin de Fan­ny Ardant qui chante Lilac Vine dans le style de Lotte Lenya.

Et ce sont sur­tout les arran­ge­ments excep­tion­nels du Qua­tuor Ébène lui-même, tour à tour hol­ly­woo­diens, jaz­zy, pop, mais tou­jours aus­si com­plexes et sub­tils que dans Fau­ré ou Ravel – écou­tez Some­day My Prince Will Come, digne d’une antho­lo­gie. Les Ébène démontrent s’il en était besoin qu’il n’y a pas plu­sieurs musiques : clas­sique, jazz, etc., mais deux seule­ment : la mau­vaise musique et la bonne, celle qu’ils jouent, pour notre grand bonheur.

1. 1 CD RAMEE.
2. 1 CD ZIG-ZAG.
3. 1 CD EMI.
4. 1 CD OUTHERE.
5. 2 CD NAIVE.
6. 1 CD VIRGIN.

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