Diriger sans tout décider

Dossier : Management, le conseil en première ligneMagazine N°688 Octobre 2013
Par Robert BRANCHE (74)

Ne pas tout décider

Ne pas tout décider

Com­ment, dans notre monde tis­sé d’incertitudes crois­santes, un diri­geant seul pour­rait-il sau­ver une col­lec­ti­vi­té ? Diri­ger effi­ca­ce­ment, c’est admettre que l’essentiel n’est plus de bien déci­der soi-même, mais de mettre en place et d’animer des pro­ces­sus qui font qu’à par­tir de mou­ve­ments mas­si­ve­ment chao­tiques et lâche­ment coor­don­nés, une per­for­mance glo­bale émerge. Diri­ger effi­ca­ce­ment, c’est aus­si com­prendre que l’on est dépas­sé par l’entreprise que l’on dirige. Diri­ger effi­ca­ce­ment, ce n’est réduire ni l’incertitude ni la com­plexi­té : c’est vivre avec et en tirer par­ti. Bref, c’est diri­ger par émergence.

REPÈRES
L’influence directe d’un diri­geant est réelle. Mais, au fur et à mesure du déve­lop­pe­ment de l’entreprise, cette influence est de plus en plus limi­tée : dès une cer­taine taille, la plu­part des déci­sions sont prises sans lui et loin de lui, au sein de l’organisation, par­mi ses clients ou par­te­naires. Si tout remon­tait à lui, non seule­ment l’entreprise mour­rait d’asphyxie, mais encore, comme il ne peut pas être omni­scient, sou­vent la pire des déci­sions serait prise.

Créer une stabilité stratégique

L’agilité est le mot à la mode du mana­ge­ment contem­po­rain. Mais, dans notre monde incer­tain et tour­billon­nant, est-ce, à la moindre brise, chan­ger de cap plus vite que les autres ? Qui peut croire que la créa­tion de valeur naî­tra de tels mou­ve­ments erra­tiques ? Au contraire, la per­for­mance est dans la sta­bi­li­té, et la capa­ci­té à main­te­nir son cap : arri­ver à construire dans la durée, sans être désar­çon­né par tout ce que l’on n’a pas pu pré­voir. Tel un fleuve, modi­fier son cours en fonc­tion des mou­ve­ments de ter­rain, du volume des pluies, des bar­rages impré­vus, mais sans chan­ger de destination.

Com­prendre que l’on est dépas­sé par l’entreprise que l’on dirige

Si toutes les entre­prises sont nées par hasard, intui­tion ou volon­té, celles qui sont deve­nues des lea­ders mon­diaux durables ont pris, à un moment don­né, le temps de trou­ver leur mer : elles sont les fleuves qui attirent et struc­turent le cours des autres.

L’entreprise est struc­tu­rel­le­ment stable et chan­geante au quo­ti­dien : le chaos des ini­tia­tives apporte la rési­lience glo­bale. Telle est la puis­sance des « matrio­ch­kas stra­té­giques » (ou pou­pées russes stra­té­giques), dont les emboî­te­ments suc­ces­sifs per­mettent de pas­ser pro­gres­si­ve­ment de la vision stra­té­gique ou mer, jusqu’aux actions quo­ti­diennes et locales.

Développer l’initiative à tous les niveaux

Viser la beauté
L’Oréal ne cesse jamais de viser la beau­té, reste cen­trée sur les che­veux, la peau et le par­fum, déve­loppe des marques mon­diales dédiées tou­jours aux mêmes cir­cuits de dis­tri­bu­tion, tout en allon­geant sans cesse la liste, ne renonce pas à ses prin­cipes d’action, avec au cœur, une réac­ti­vi­té extra­or­di­naire, celle de l’énergie de la vie : les actes éla­borent des pro­duits, pro­duits qui construisent des marques, marques qui rap­prochent l’entreprise chaque jour un peu plus de sa mer.

L’art du mana­ge­ment est, comme l’art mili­taire, celui de savoir tirer par­ti de l’énergie locale, et de la com­pré­hen­sion dyna­mique et décen­tra­li­sée : faire de l’entreprise un corps vivant, réac­tif, alliant sou­plesse et cohé­sion. Avec le lâcher-prise, qui n’est pas le lais­ser-faire, le main­tien de réelles marges de manœuvre et l’existence de réserves effec­ti­ve­ment dis­po­nibles, l’action locale est pos­sible. Alors, l’incertitude n’est plus source de peurs, mais d’initiatives. Simul­ta­né­ment, jour après jour, mois après mois, année après année, les matrio­ch­kas stra­té­giques doivent se dif­fu­ser pro­fon­dé­ment dans l’entreprise, pour que cha­cun les fasse siennes.

Le mélange entre cet objec­tif jamais chan­gé et l’histoire effec­ti­ve­ment vécue forme un com­post qui génère une culture par­ta­gée, culture qui guide les ini­tia­tives et main­tient les cohésions.

Le besoin d’un ADN

Une entre­prise a‑t-elle besoin d’un diri­geant ? Peut-elle, à l’instar des four­mi­lières et des ruches, fonc­tion­ner sans lea­der, sim­ple­ment par l’application de règles et la puis­sance de l’auto-organisation ? Non, parce que, d’abord, elle ne naît pas d’elle-même : il y a tou­jours à l’origine une ou plu­sieurs per­sonnes. Non, parce que, pour deve­nir un fleuve, elle a besoin de la sta­bi­li­té et de la puis­sance des matrio­ch­kas stra­té­giques : sans un diri­geant qui les repère et les défi­nit, elle est dépour­vue de cet ADN, végète, meurt ou se désa­grège. Non, parce que c’est au diri­geant d’être l’apôtre de cet ADN, de le dif­fu­ser dans toute l’entreprise, de s’assurer que tout un cha­cun l’a com­pris, d’être un recours quand c’est néces­saire, de tran­cher quelques déci­sions rares et excep­tion­nelles, de dif­fu­ser confiance et calme.

Un dirigeant porteur de sens et de compréhension

C’est au diri­geant de com­prendre, chaque jour, mieux et davan­tage, com­ment aller plus effi­ca­ce­ment et avec moins d’efforts vers la mer choisie.

Colle sociale
Pour assu­rer à l’entreprise la puis­sance du col­lec­tif et la res­pi­ra­tion de l’ouverture, le couple confiance et confron­ta­tion est la bonne « colle sociale » : être confiant en soi et dans les autres pour ne pas avoir peur de l’avenir et oser ; se confron­ter en per­ma­nence pour ne pas tom­ber dans une cohé­sion dan­ge­reuse et fac­tice. Confiance et confron­ta­tion sont le binôme clé de l’ergonomie des actions émer­gentes, qui assure cohé­sion et res­pi­ra­tion. Elles sont l’équivalence des forces qui lient la matière, tout en per­met­tant les mouvements

À lui de savoir que le chan­ge­ment détruit et fra­gi­lise, alors que la trans­for­ma­tion ren­force et fait gran­dir. À lui de ne pas avoir peur de vivre dans une orga­ni­sa­tion com­plexe et dif­fé­ren­ciée, qui, jar­din à l’anglaise de l’entreprise, est à l’image de la diver­si­té des situa­tions. À lui d’être prêt à sous-trai­ter les cal­culs, mais jamais ni l’approfondissement de la com­pré­hen­sion ni la recherche et la pro­pa­ga­tion du sens. À lui d’intégrer que seule la per­for­mance col­lec­tive compte, et c’est elle qui importe.

L’acceptation de soi-même avec tous ses mys­tères est un préa­lable pour pou­voir lâcher prise, et avoir confiance en soi et dans les autres. C’est un défi, car nous ne pou­vons pas nous empê­cher de com­prendre ou de vou­loir le faire : la ten­sion entre cette volon­té et l’acceptation du dépas­se­ment est réelle et irréductible.

Vision, modestie et confiance

Seule la per­for­mance col­lec­tive compte, et c’est elle qui importe

Fina­le­ment, l’entreprise est donc d’autant plus puis­sante que son diri­geant est vision­naire, c’est-à-dire capable de rêver un ave­nir qui, à l’instar des mers pour les fleuves, attire le cours de l’entreprise. Per­sonne ne peut le faire à sa place. Qu’il soit modeste aus­si, c’est-à-dire conscient de ce qui lui échappe, car alors il pri­vi­lé­gie le lâcher-prise, en se situant en recours et en veillant à la per­for­mance des orga­ni­sa­tions collectives.

Pour en savoir plus

Robert Branche (74),

Les radeaux de feu,

Édi­tions du Palio,

Enfin sur­tout, qu’il soit créa­teur de confiance, c’est-à-dire cal­me­ment déter­mi­né, pro­pa­geant un cli­mat de res­pect et de confiance les uns dans les autres.

Sans confiance indi­vi­duelle, il n’y a que des peurs, et aucune anti­ci­pa­tion posi­tive. Sans confiance col­lec­tive, il n’y a ni cohé­sion ni créa­tion de valeur glo­bale durable. Accep­ta­tion du dépas­se­ment, prio­ri­té à la sta­bi­li­té stra­té­gique, pro­mo­tion des actions locales, lâcher-prise, rien de cela ne vien­dra d’un zap­ping mana­gé­rial et d’une approche à court terme de son actionnariat.

À ces condi­tions, alors, les entre­prises sau­ront s’adapter à ce qui advient et avan­ce­ront, chaque jour plus fortes, vers leur ave­nir, cette mer dont elles ne ces­se­ront de se rap­pro­cher, sans jamais l’atteindre

4 Commentaires

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Manon Tro­porépondre
16 octobre 2013 à 7 h 28 min

Diri­ger sans tout décider

Vision un peu fran­co-cen­trique, jus­ti­fiée par le fait que les fran­çais confondent trop sou­vent déci­sion et pou­voir (dans l’en­tre­prise comme dans l’ad­mi­nis­tra­tion). Les diri­geants inter­na­tio­naux sont plus sou­vent à la fois diri­geants et déci­deurs, c’est ce que l’on attend d’eux.

Il serait plus éclai­rant d’ex­pli­quer que l’im­por­tant est de déter­mi­ner ce qu’un diri­geant doit déci­der ou délé­guer dans son entre­prise, c’est cela qui donne la lisi­bi­li­té néces­saire pour que cha­cun trouve sa place en toute confiance.

Être vision­naire est néces­saire mais pas suf­fi­sant. Les tour­nants stra­té­giques ou trans­for­ma­tions passent par des micro-déci­sions dans les­quelles le patron doit inter­ve­nir pour don­ner les impul­sions indis­pen­sables. La conti­nui­té elle-même ne peut être assu­rée sans des cor­rec­tions de trajectoire.

La grille de lec­ture pro­po­sée ne me semble pas four­nir de piste pra­tique pour évi­ter à un patron de faire des conne­ries ; or, il serait pré­fé­rable qu’ils en fassent moins que la moyenne, car les leurs sont net­te­ment plus coûteuses !

rbrancherépondre
17 octobre 2013 à 21 h 15 min
– En réponse à: Manon Tropo

être fran­co-cen­trique et remettre l’om­ni­po­tence du chef

Bien au contraire mon pro­pos n’est pas du tout fran­co-cen­trique. Il s’ins­crit dans un champ émergent au plan inter­na­tio­nal qui remet en cause la vision d’un chef omni­po­tent et inter­vien­drait constam­ment et conti­nû­ment comme un sau­veur – que ce soit de manière ponc­tuelle ou globale.

Il y a actuel­le­ment tout un cou­rant par exemple aux USA sur ce thème. Et au risque de déce­voir, il n’y a pas de remèdes miracles, ni de recettes pour dire à l’a­vance « voi­là ce qu’il faut délé­guer » « voi­là ce qu’il ne faut pas ». Ce sont dans les recettes de cui­sine que l’on peut défi­nir de telles règles, pas dans le management.

Tout est trop cir­cons­tan­ciel et contin­gent. Certes enfin le diri­geant ne doit pas se dés­im­pli­quer de la mise en œuvre, et je n’ai jamais dit qu’une fois la vision défi­nie, il devait aller tra­vailler à amé­lio­rer son han­di­cap au golf ou par­tir en croi­sière (selon ses pré­fé­rences !). Bien au contraire, il doit être pré­sent pour s’as­su­rer la bonne dif­fu­sion de cette vision, sim­pli­fier constam­ment les orga­ni­sa­tions et les pro­cess, et sur­tout être por­teur et dif­fu­seur de confiance… et de temps en temps, quand cela est néces­saire, décider.

C’est tout cela que j’ex­pli­cite en détail dans mon nou­veau livre, les Radeaux de feu.

Cor­dia­le­ment,
Robert Branche

Thi­baut Foulonrépondre
16 octobre 2013 à 9 h 50 min

J’aime l’in­ter­pré­ta­tion à un

J’aime l’in­ter­pré­ta­tion à un détail près celui de la sta­bi­li­té, pour reprendre l’exemple, l’eau n’im­pose pas son cours mais s’a­dapte à un envi­ron­ne­ment dont elle n’a pas la maîtrise.

Croire en une pos­sible sta­bi­li­té alors que les flux socié­taux muent et que nous ren­trons dans un pro­ces­sus où le mana­ge­ment pyra­mi­dale (matrio­ch­kale) est à bout de souffle est, pour moi, un frein à l’an­ti­ci­pa­tion et l’a­dap­ta­bi­li­té qui carac­té­rise l’en­trée de nos entre­prises dans une nou­velle phase de l’évolution.

Bien que cette pen­sée soit à titre per­son­nelle, je tend à croire que la réus­site est tout autant dans notre facul­té à nous connaître que dans notre capa­ci­té à com­prendre (savoir) que nous n’a­vons pas la maî­trise des choses qui nous entoure et qu’il faut s’é­ver­tuer à s’adapter…

Pour rebon­dir, la « sta­bi­li­té » d’une entre­prise est peut être inhé­rente à son agi­li­té à faire face à un envi­ron­ne­ment instable. Mer­ci pour cet article.

rbrancherépondre
17 octobre 2013 à 21 h 06 min
– En réponse à: Thibaut Foulon

le défi de la stabilité

Je com­prends votre remarque et la com­pa­rai­son avec l’eau. Mais l »eau n’é­tait dans mon article – et dans mon livre – qu’une approche méta­pho­rique qu’il ne faut pas prendre au sens pre­mier et pous­ser trop loin.

Je reste convain­cu – et c’est ce que je déve­loppe et expli­cite lon­gue­ment dans mon livre – que der­rière les mou­ve­ments appa­rem­ment chao­tiques, il y a des cou­rants de fond qui res­tent stables. Les entre­prises qui réus­sissent à créer de la valeur dans la durée sont celles qui ont l’in­tel­li­gence de s’ac­cro­cher à eux, comme par exemple, L’O­réal avec la beauté.

Ceci n’empêche pas bien au contraire l’ac­cep­ta­tion du dépas­se­ment et de com­prendre que l’on n’a pas la maî­trise des choses : per­sonne n’a la maî­trise des cou­rants de fond. Le défi n’est pas dans leur maî­trise, mais dans leur recherche et dans le fait de s’y ins­crire dans la durée. Alors l’en­tre­prise peut être agile dans sa capa­ci­té à se mou­voir dans ce courant.

Un peu comme un kayak sait tirer par­ti des aléas d’un tor­rent, tout en avan­çant dans la direc­tion du flux.

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