Echelle de gravité des évenements nucléaires

Devons-nous avoir peur du nucléaire ?

Dossier : Le dossier nucléaireMagazine N°569 Novembre 2001
Par Pierre TANGUY (48)

Des risques incontestables

Ne pas avoir peur ne signi­fie pas qu’on décide d’i­gno­rer les risques liés aux appli­ca­tions paci­fiques de l’éner­gie nucléaire. Au contraire, il faut bien les connaître, dans leurs natures diverses, afin de se convaincre qu’ils sont cor­rec­te­ment maî­tri­sés tant dans les tech­niques mises en œuvre qu’au tra­vers des hommes et des orga­ni­sa­tions qui en sont responsables. 

Avant de s’en­ga­ger dans une des­crip­tion de l’é­tat des connais­sances en matière de risques nucléaires, il faut se poser la ques­tion préa­lable : sont-ils bien iden­ti­fiés ? On ne peut se pro­té­ger d’un risque dont on ignore l’exis­tence, et nous connais­sons tous des exemples où le risque n’a été iden­ti­fié qu’a­près l’accident. 

Dans le cycle de mise en œuvre de l’éner­gie nucléaire, qui part des mines d’u­ra­nium et se ter­mine par l’é­li­mi­na­tion des déchets, les cen­trales élec­tro­nu­cléaires repré­sentent l’é­tape où objec­ti­ve­ment les risques sont les plus impor­tants, tant pour l’homme que pour l’en­vi­ron­ne­ment. Ces risques ont été iden­ti­fiés très tôt. Alors que la Seconde Guerre mon­diale venait à peine de s’a­che­ver, que les études sur les appli­ca­tions paci­fiques de cette nou­velle éner­gie en étaient à leur début, les Amé­ri­cains créaient en 1947 un Comi­té de Sécu­ri­té. Son pré­sident était Edward Tel­ler, phy­si­cien d’o­ri­gine hon­groise qui avait quit­té son pays au début de la guerre et joué un rôle impor­tant dans le déve­lop­pe­ment des armes ato­miques amé­ri­caines. C’est lui qui fit la pre­mière décla­ra­tion publique sur les dan­gers pré­sen­tés par une cen­trale nucléaire, près de qua­rante ans avant Tchernobyl : 

Le grand public pense que le prin­ci­pal dan­ger d’une cen­trale nucléaire est qu’elle risque d’ex­plo­ser. Une explo­sion ne serait dan­ge­reuse que pour le voi­si­nage immé­diat et ses effets des­truc­teurs se limi­te­raient aux opé­ra­teurs. La pré­sence de poi­sons radio­ac­tifs dans les cen­trales nucléaires pré­sente un risque beau­coup plus grand pour le public. Lors d’un acci­dent nucléaire, les poi­sons peuvent se déga­ger dans l’at­mo­sphère ou conta­mi­ner l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en eau. Leur concen­tra­tion res­te­ra dan­ge­reuse dans un rayon de quinze kilo­mètres, et même, dans cer­tains cas, jus­qu’à cent cin­quante kilomètres.

En quelques phrases, l’es­sen­tiel est dit. Une cen­trale ne peut pas se trans­for­mer en bombe ato­mique : les lois de la phy­sique s’y opposent car l’éner­gie pro­duite par la fis­sion des noyaux d’u­ra­nium dans le cadre d’un phé­no­mène de réac­tion en chaîne a pour pre­mier effet de dis­per­ser les noyaux pré­sents, et d’in­ter­rompre la chaîne. Dans une arme, des dis­po­si­tifs sophis­ti­qués contre­carrent cette dis­per­sion et les noyaux fis­siles res­tent assez proches pour obte­nir l’éner­gie recher­chée. De tels dis­po­si­tifs n’existent pas dans une cen­trale et ne peuvent pas se créer spon­ta­né­ment. Dès lors, comme le dit Tel­ler, si une explo­sion se pro­duit par un début d’emballement de la réac­tion en chaîne, elle sera d’elle-même limitée. 

Le dan­ger est ailleurs. La fis­sion de l’u­ra­nium pro­duit à la fois de l’éner­gie, des neu­trons, et des pro­duits dan­ge­reux, les » pro­duits de fis­sion « . Les neu­trons ne peuvent aller loin et ne consti­tuent un dan­ger que pour les exploi­tants de la cen­trale. Les pro­duits de fis­sion sont for­te­ment radio­ac­tifs et émettent en per­ma­nence des radia­tions dites » ioni­santes « . Le dan­ger de ces radia­tions pour les êtres vivants est connu depuis le début du xxe siècle, en par­ti­cu­lier à par­tir des effets obser­vés sur les radio­logues. Dès 1928, une com­mis­sion inter­na­tio­nale a été char­gée de défi­nir les mesures à prendre pour se pro­té­ger contre ces dan­gers. Les recherches se sont déve­lop­pées à par­tir des années cin­quante et on en sait aujourd’­hui beau­coup plus sur les effets des radia­tions ioni­santes que sur ceux de bien d’autres pro­duits dangereux. 

Connaître les risques est néces­saire pour pou­voir les maî­tri­ser. Le déve­lop­pe­ment nucléaire dans le monde a cepen­dant été mar­qué par un cer­tain nombre d’ac­ci­dents ; leur ana­lyse a mis en évi­dence des erreurs et des fautes, alors même qu’au­cun d’entre eux n’a révé­lé de risque non iden­ti­fié. La connais­sance des risques ne suf­fit donc pas. Il faut que les tech­niques propres à leur maî­trise soient bien étu­diées et que leur effi­ca­ci­té soit véri­fiée. Il faut que les hommes et les orga­ni­sa­tions res­pon­sables soient com­pé­tents et contrô­lés. Je pense que ces condi­tions sont rem­plies aujourd’­hui chez nous et chez nos voisins. 

Une approche de sûreté rigoureuse

Les scien­ti­fiques et les ingé­nieurs qui ont jeté les bases de l’in­dus­trie nucléaire dans les années cin­quante avaient le sou­ci d’é­vi­ter que son déve­lop­pe­ment ne soit mar­qué par les dra­ma­tiques acci­dents qui avaient accom­pa­gné en géné­ral le pro­grès indus­triel. Ils ont mis en œuvre des concepts de sûre­té en avance sur ce qui se fai­sait dans les autres domaines. 

Pour défi­nir les mesures propres à pré­ve­nir les acci­dents, il faut d’a­bord iden­ti­fier les défaillances qui pour­raient cau­ser un acci­dent. Elles peuvent pro­ve­nir de défauts sur les maté­riels et équi­pe­ments uti­li­sés. Elles peuvent trou­ver leur source dans des actions incor­rectes des exploi­tants, des » erreurs humaines « . Elles peuvent enfin être pro­vo­quées par des évé­ne­ments exté­rieurs, natu­rels comme les inon­da­tions et les trem­ble­ments de terre, ou de source humaine, comme les chutes d’a­vion, les explo­sions de gaz ou encore d’é­ven­tuels actes de mal­veillance. Face à ces défaillances et à ces agres­sions, on met en place des » lignes de défense « . On entend par là des com­bi­nai­sons cohé­rentes de dis­po­si­tions de pro­tec­tion : bar­rières d’é­tan­chéi­té, marges de sécu­ri­té, sys­tèmes de sécu­ri­té enclen­chés par des auto­ma­tismes, ou encore pro­cé­dures sui­vies par les opérateurs. 

Une cen­trale sera sûre si, en face de toute défaillance et de toute agres­sion, elle peut oppo­ser des lignes de défense suf­fi­sam­ment » fortes « . On sup­pose, par prin­cipe, que tout dis­po­si­tif de sécu­ri­té est vul­né­rable et peut ne pas rem­plir son rôle. Il doit donc être relayé par un autre dis­po­si­tif. Il en est de même pour les lignes de défense : chaque ligne réduit le risque d’ac­ci­dent, mais c’est seule­ment grâce à leur » empi­le­ment en pro­fon­deur » que l’on peut atteindre un niveau de risque suf­fi­sam­ment faible pour être jugé accep­table. C’est sur ce concept de » défense en pro­fon­deur » qu’est fon­dée la sûre­té nucléaire. 

Cette approche n’est pas nou­velle dans son prin­cipe, mais dans le nucléaire elle a été sys­té­ma­ti­sée. On y a géné­ra­li­sé les concepts d’au­to­ma­ti­sa­tion (pour pré­ve­nir les erreurs humaines), de redon­dance (pour accroître la fia­bi­li­té par dou­ble­ment ou tri­ple­ment des sécu­ri­tés), de diver­si­fi­ca­tion (pour évi­ter les défaillances de mode com­mun) et de sépa­ra­tion géo­gra­phique (pour limi­ter les consé­quences d’é­vé­ne­ments externes comme l’incendie). 

Fina­le­ment, bien que tout soit fait pour pré­ve­nir les acci­dents, on a été au-delà en cher­chant à en limi­ter les consé­quences s’ils devaient sur­ve­nir : c’est la mise en place d’une » enceinte de confi­ne­ment « , bâti­ment robuste et étanche qui ne sert à rien en fonc­tion­ne­ment nor­mal, mais qui doit rete­nir la plus grande part de la radio­ac­ti­vi­té déga­gée en cas d’ac­ci­dent grave. L’en­ceinte a fait la preuve de son effi­ca­ci­té en 1979 lors de l’ac­ci­dent de Three Mile Island aux États-Unis. Il n’y avait pas d’en­ceinte à Tchernobyl. 

Un contrôle indépendant

Notre désir de réus­sir peut nous faire, en toute bonne foi, oublier des élé­ments qui ne vont pas dans le sens sou­hai­té. Les scien­ti­fiques et les tech­ni­ciens sont des hommes comme les autres. Lors­qu’ils se sont enga­gés dans l’a­ven­ture nucléaire, ils étaient déci­dés à évi­ter l’ac­ci­dent mais ils vou­laient aus­si abou­tir à des résul­tats. Heu­reu­se­ment, dès le début, cer­tains ont été assez lucides pour com­prendre que, mal­gré leur com­pé­tence, ils ris­quaient de s’embarquer col­lec­ti­ve­ment dans des voies dangereuses. 

Ain­si est née une orga­ni­sa­tion qui oblige les concep­teurs, les construc­teurs, et les exploi­tants, à sou­mettre leurs pro­jets à des orga­nismes spé­cia­li­sés, et à ne pour­suivre leurs acti­vi­tés qu’à condi­tion que ces orga­nismes leur donnent for­mel­le­ment leur accord. C’est le rôle de l’au­to­ri­té régle­men­taire de gérer cette orga­ni­sa­tion. Elle doit être com­pé­tente, aux plans scien­ti­fique et tech­nique. Elle doit être indé­pen­dante, et ne pas se sen­tir enga­gée par le suc­cès ou l’é­chec de l’en­tre­prise. Elle doit dis­po­ser d’un pou­voir réel, capable d’im­po­ser l’a­ban­don du projet. 

Les Amé­ri­cains ont créé dès 1947 cette auto­ri­té dans leur pays. Ils l’ont fait évo­luer en fonc­tion des pro­grès faits dans la mise au point indus­trielle de l’éner­gie nucléaire, et ils l’ont réfor­mée à la lumière de l’ex­pé­rience. Les pays nucléaires occi­den­taux qui ont déve­lop­pé le nucléaire civil ont sui­vi la même voie que les États-Unis en matière de sûre­té et de régle­men­ta­tion. Une coopé­ra­tion effi­cace s’est déve­lop­pée entre les res­pon­sables et les experts, notam­ment au sein de l’OCDE, per­met­tant d’at­teindre un consen­sus inter­na­tio­nal sur la sûre­té nucléaire. En France, l’au­to­ri­té de sûre­té est aujourd’­hui la Direc­tion de la Sûre­té des ins­tal­la­tions nucléaires (DSIN), pla­cée sous la tutelle du minis­tère de l’Environnement. 

La DSIN fixe les règles de sûre­té que doivent obser­ver tous les inter­ve­nants du pro­gramme nucléaire, les construc­teurs des cen­trales comme leurs exploi­tants. Elle véri­fie qu’elles sont appli­quées cor­rec­te­ment sur le ter­rain, et exige, si néces­saire, les cor­rec­tions éven­tuelles. Elle exa­mine chaque pro­jet d’ins­tal­la­tion et ne l’au­to­rise que si elle est convain­cue que sa sûre­té est garantie. 

Elle pro­cède à des ins­pec­tions inopi­nées pour s’as­su­rer que rien ne lui a été caché. Au cours de ce pro­ces­sus régle­men­taire, toutes les ques­tions tech­niques sont abor­dées au fond. Les dis­cus­sions peuvent faire appa­raître des désac­cords. Cela n’a rien d’é­ton­nant, et confirme sim­ple­ment que dans des affaires impor­tantes et com­pli­quées deux regards valent mieux qu’un. Ces désac­cords doivent impé­ra­ti­ve­ment être réso­lus, c’est-à-dire abou­tir à une com­mu­nau­té de vues, pour que l’on donne suite. Il arrive sou­vent que les médias mettent l’ac­cent sur les dif­fé­rences de points de vue. Le public peut en reti­rer l’im­pres­sion que » les experts ne sont pas d’ac­cord entre eux « , et que fina­le­ment » on n’est sûr de rien « . Il devrait au contraire se sen­tir ras­su­ré, en sachant qu’un pro­jet ne peut être lan­cé et qu’une cen­trale ne peut fonc­tion­ner que si les experts en sont d’accord. 

Le contrôle de sûre­té par l’au­to­ri­té régle­men­taire, qui béné­fi­cie de l’ap­pui de nom­breux orga­nismes experts2, est un pro­ces­sus » lourd « . Il coûte cher, et peut entraî­ner des retards dans les pro­grammes. Il n’en reste pas moins indis­pen­sable si on veut que soit garan­tie l’ef­fi­ca­ci­té de la démarche de sûreté. 

La sanction du retour d’expérience

Arri­vés à ce point dans la lec­ture de mon article, cer­tains d’entre vous ne man­que­ront pas de se dire : c’est tout beau, tout bon (?), mais qu’est-ce que ça vaut en pra­tique, alors que les médias parlent d’ins­tal­la­tions nucléaires en panne, de fuites dans l’en­vi­ron­ne­ment, de man­que­ments aux règles de sécu­ri­té, de remon­trances des auto­ri­tés aux exploi­tants, et j’en passe ? Et c’est vrai que l’ap­proche de sûre­té la plus éla­bo­rée n’a aucune valeur si elle n’est pas cor­ro­bo­rée par le seul juge de paix qui compte, l’ex­pé­rience. C’est bien sûr le cas ici, et je le mon­tre­rai par l’exemple EDF. 

Je consta­te­rai d’a­bord que les cen­trales nucléaires en ser­vice en France n’ont jus­qu’i­ci jamais eu d’ac­ci­dent avec vic­times d’ir­ra­dia­tion et dom­mages dans l’en­vi­ron­ne­ment. Elles ont par contre connu des inci­dents tant lors de leur construc­tion qu’en fonc­tion­ne­ment. Tous ces évé­ne­ments, tous les défauts de maté­riels ou d’or­ga­ni­sa­tion, tous les signes de com­por­te­ment humains » inadap­tés » ont été soi­gneu­se­ment enre­gis­trés. Ils consti­tuent une base d’in­for­ma­tion pré­cieuse qui per­met de mieux exploi­ter les machines, et d’a­mé­lio­rer aus­si bien leur sûre­té que leur éco­no­mie. Mais repris, et par­fois ampli­fiés, par les médias, ils ont pu don­ner l’im­pres­sion que les cen­trales étaient tou­jours en panne et que les exploi­tants ne connais­saient pas leur métier. Il fut alors déci­dé de clas­ser tous ces évé­ne­ments dans une » échelle de gra­vi­té » qui per­mette à tous de savoir s’ils étaient réel­le­ment graves. 

Cette échelle, ins­pi­rée de l’é­chelle uti­li­sée depuis long­temps par les géo­logues pour mesu­rer l’im­por­tance d’un trem­ble­ment de terre, est inter­na­tio­nale3. Elle com­prend sept degrés. Plus l’é­vé­ne­ment est clas­sé haut dans l’é­chelle, plus il est grave. Au degré 7, c’est Tcher­no­byl, l’ac­ci­dent le plus grave qui puisse sur­ve­nir sur une cen­trale. De 6 à 4, on classe les acci­dents qui ont pré­sen­té un risque pour les hommes et l’en­vi­ron­ne­ment. De 3 à 1, ce sont les inci­dents qui n’ont fait cou­rir aucun risque à qui que ce soit. En des­sous, ce sont des évé­ne­ments bénins, qui n’in­té­ressent que les spé­cia­listes qui veulent per­fec­tion­ner le système. 

Cette échelle per­met de don­ner une image des cen­trales fran­çaises conforme à la réa­li­té : aucun évé­ne­ment clas­sé au degré 4 ou au-des­sus ne s’y est jamais pro­duit. Ceci confirme l’ab­sence d’ac­ci­dent sérieux que je rap­pe­lais plus haut. Mais ça va plus loin. Les cen­trales n’ont jamais eu d’ac­ci­dent mineur qui aurait mis en cause la san­té de l’homme ou la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment. Les évé­ne­ments obser­vés sont tous soit en des­sous de l’é­chelle, c’est-à-dire sans signi­fi­ca­tion pour la sûre­té, soit aux degrés 1, 2 ou 3. La répar­ti­tion entre degrés est très inégale. Plus de 90 % sont au degré le plus bas de l’é­chelle, on les appelle » ano­ma­lies « . Chaque année, il se pro­duit en moyenne dans une cen­trale une ano­ma­lie. Elles ne sont donc pas très fré­quentes. Un conduc­teur de cen­trale, qui tra­vaille par rou­le­ment pour assu­rer un fonc­tion­ne­ment conti­nu 24 heures sur 24 et 365 jours par an, n’en ver­ra en moyenne dans sa car­rière qu’une tous les six ou sept ans ! Les inci­dents de degrés 2 et 3 sont encore moins fré­quents. Au degré 2 on en observe sur une cen­trale moins d’un tous les dix ans. Quant au degré 3, depuis 1977, date de démar­rage de la cen­trale la plus ancienne actuel­le­ment en ser­vice, on n’en a obser­vé que deux en tout sur une cin­quan­taine de cen­trales, ce qui cor­res­pond à une fré­quence par cen­trale très infé­rieure à un tous les cent ans. Ce sont des évé­ne­ments » rares « . 

Tous ces inci­dents sont maî­tri­sés par les sécu­ri­tés en place. On en tire des leçons qui évitent le renou­vel­le­ment d’in­ci­dents ana­logues et pré­viennent des acci­dents plus graves. Nos cen­trales ont été sûres jus­qu’i­ci parce qu’elles ont été bien étu­diées et bien exploi­tées, mais aus­si parce qu’on a su apprendre à par­tir des inci­dents sur­ve­nus, et qu’on a agi en conséquence. 

Est-ce à dire que je peux conclure de ce bilan que les cen­trales fran­çaises n’au­ront jamais d’ac­ci­dent ? Non. Le » risque nul » n’existe pas, on ne peut par­ler que d’un niveau de risque plus ou moins éle­vé, tenant compte de la pro­ba­bi­li­té du dan­ger et de son ampleur. 

Les éva­lua­tions de risque d’ac­ci­dent sur nos cen­trales ont été publiées pour la pre­mière fois en 1989. Elles sont construites à par­tir de l’ex­pé­rience acquise et tenues à jour. Le risque d’un acci­dent grave sur une cen­trale EDF est lar­ge­ment infé­rieur à une chance sur dix mille, par cen­trale et par an. Il ne s’ac­croît pas avec le vieillis­se­ment des ins­tal­la­tions, ou par l’ef­fet de la rou­tine. Au contraire il décroît régu­liè­re­ment au fur et à mesure qu’on prend en compte les leçons de l’ex­pé­rience. Ceci per­met d’af­fir­mer qu’un acci­dent grave est très peu probable. 

Pour ce qui est des consé­quences pour le public, deux élé­ments doivent être pris en compte : l’exis­tence de l’en­ceinte de confi­ne­ment dont j’ai par­lée plus haut, qui évi­te­ra les rejets mas­sifs de radio­ac­ti­vi­té, et les plans de pro­tec­tion des popu­la­tions, qui limi­te­ront les contacts avec les pro­duits dan­ge­reux. Le public en géné­ral n’est pas très récep­tif aux argu­ments de pro­ba­bi­li­té qui sont plu­tôt l’af­faire de spé­cia­listes. Par contre, il peut com­prendre com­ment il est pro­té­gé en cas d’ac­ci­dent. Dans la cen­trale de Tcher­no­byl, il n’exis­tait pas d’en­ceinte de confi­ne­ment et il n’y avait pas de plan de pro­tec­tion. Dans une cen­trale fran­çaise, les consé­quences d’un acci­dent grave n’au­raient rien à voir avec ce qui a été obser­vé à Tcher­no­byl ; elles se rap­pro­che­raient de ce qui a été obser­vé à Three Mile Island, où les dom­mages dans l’en­vi­ron­ne­ment se sont avé­rés très limités. 

Le danger viendra-t-il de l’Est ?

Les cen­trales de type sovié­tique en ser­vice dans les pays de l’Est pré­oc­cupent aujourd’­hui les lea­ders du monde occi­den­tal qui jugent qu’elles pré­sentent des risques impor­tants et qui ont obte­nu récem­ment de l’U­kraine l’ar­rêt défi­ni­tif de la seule uni­té encore en ser­vice sur le site de Tcher­no­byl. Doit-on consi­dé­rer qu’une catas­trophe de même ampleur que Tcher­no­byl nous menace ? Je ne le pense pas. Les res­pon­sables à l’Est ont com­pris les grandes leçons de l’ac­ci­dent ukrai­nien. Ils ont main­te­nant conscience des dan­gers et ont pris des mesures pour ten­ter d’y parer. Plus impor­tant encore à mon avis, tous les acteurs, depuis les res­pon­sables minis­té­riels jus­qu’aux opé­ra­teurs en salle de com­mande, ont en mémoire les consé­quences dra­ma­tiques de Tcher­no­byl. Ils ne com­met­tront pas à nou­veau les erreurs de tous types qui ont conduit à l’ac­ci­dent ukrai­nien et en ont aggra­vé les conséquences. 

Cela dit, des inci­dents sérieux, et même des acci­dents graves, mais de bien moindre ampleur que Tcher­no­byl, peuvent sur­ve­nir sur ces cen­trales dans les années qui viennent si une très grande rigueur n’est pas mise en œuvre sur place. 

On pour­rait dire que la situa­tion relève uni­que­ment de la res­pon­sa­bi­li­té locale. Ce n’est plus le cas depuis l’en­trée en vigueur en 1996 de la Conven­tion inter­na­tio­nale sur la sûre­té nucléaire. De plus nous devons faire preuve de soli­da­ri­té avec tous ces pays qui sont aujourd’­hui ouverts à l’Oc­ci­dent, et ils recon­naissent eux-mêmes qu’ils ont besoin de l’aide des Occidentaux. 

La coopé­ra­tion se déve­loppe et on peut pen­ser que pro­gres­si­ve­ment, avec l’ar­rêt des uni­tés les plus anciennes et l’a­mé­lio­ra­tion des cen­trales plus modernes, le niveau de sûre­té se rap­pro­che­ra de celui en vigueur chez nous. 

Et les autres risques ?

Je suis presque arri­vé au terme de mon dis­cours et le lec­teur pour­ra m’ob­jec­ter que je n’ai pra­ti­que­ment par­lé que du risque d’ac­ci­dent grave sur une cen­trale nucléaire. Et les rejets radio­ac­tifs dans les cours d’eau ? Et les autres ins­tal­la­tions nucléaires comme l’u­sine de La Hague ? Et les déchets radio­ac­tifs qui empoi­son­ne­ront la pla­nète pen­dant des siècles sinon pen­dant des mil­lé­naires, et au-delà ? Et les armes de des­truc­tion mas­sive que construi­raient des fana­tiques en détour­nant les pro­duits de cen­trales nucléaires ? 

Ce sont de vrais ques­tions, dont je parle en détail dans l’ou­vrage cité en tête de cet article4. Pour tous les risques pro­pre­ment tech­niques, y com­pris ceux des déchets qui sont d’ailleurs le sujet d’un article spé­cial dans ce numé­ro, je me conten­te­rai d’af­fir­mer que les risques sont moindres que celui d’un acci­dent de cen­trale, que l’ap­proche de sûre­té est sem­blable à celle que j’ai pré­sen­tée, et qu’elle est plus facile à mettre en œuvre et à contrôler. 

Pour le risque de pro­li­fé­ra­tion – détour­ne­ment d’un pro­gramme nucléaire civil à des fins mili­taires – qui est un pro­blème clé pour l’a­ve­nir du monde, je me limi­te­rai à deux remarques : 

  • ce risque existe en l’ab­sence de cen­trale nucléaire dans le pays concerné ; 
  • sa maî­trise se situe au niveau des Nations unies ; au-delà de la signa­ture du trai­té de non-pro­li­fé­ra­tion par lequel les pays s’en­gagent à ne pas se doter d’armes nucléaires, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, sur ins­truc­tions du Conseil de sécu­ri­té de l’O­NU et avec le tru­che­ment des ins­pec­teurs de l’A­gence de Vienne, doit pou­voir inter­ve­nir dans tout pays soup­çon­né, y déce­ler des ins­tal­la­tions clan­des­tines éven­tuelles et prendre les mesures qui s’imposent. 

Le monde a tou­jours été dan­ge­reux parce que les hommes n’ont jamais été » ver­tueux « . Il serait irres­pon­sable d’i­gno­rer les risques que pré­sen­te­rait la pos­ses­sion de l’arme nucléaire entre les mains d’un pays domi­né par un pou­voir tota­li­taire irres­pec­tueux des valeurs humaines. Il faut gérer ce péril. Mais il ne faut pas se trom­per sur ses causes profondes. 

Le dan­ger ne trouve pas sa source dans le déve­lop­pe­ment paci­fique de l’éner­gie nucléaire. Au contraire, les pays qui exploitent des cen­trales nucléaires sont embar­qués dans de vastes coopé­ra­tions inter­na­tio­nales qui les obligent à ouvrir leurs portes aux autres pays. S’ils en avaient l’in­ten­tion, cette ouver­ture leur ren­drait plus dif­fi­cile de conduire des actions à visées agres­sives. Ce n’est pas le déve­lop­pe­ment des cen­trales nucléaires qui risque de conduire le monde à une guerre dévas­ta­trice. Par contre ce déve­lop­pe­ment peut évi­ter un autre dan­ger, la pénu­rie d’éner­gie qui pour­rait inci­ter des pays inquiets pour leur sur­vie éco­no­mique à se lan­cer dans des actions inconsidérées. 

Réflexion finale

J’ai long­temps espé­ré que notre socié­té, débar­ras­sée de ses peurs injus­ti­fiées, aurait un jour une approche rai­son­née des risques réels aux­quels elle doit faire face. Leur trai­te­ment dans les médias ne va pas dans ce sens, même si j’ai trou­vé un cer­tain récon­fort dans les » libres pro­pos » récents5 de deux cama­rades, Bour­dillon (45) et Nife­ne­cker (55), qui ont défen­du des posi­tions à mon avis judi­cieuses sur le nucléaire. Je serais com­blé si des cama­rades plus jeunes pre­naient le relais, car je reste convain­cu qu’une large majo­ri­té, en France comme ailleurs, peut com­prendre que l’op­tion nucléaire, conduite avec rigueur, pru­dence et déter­mi­na­tion, n’est pas une menace mais une chance pour l’avenir. 

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1. Le lec­teur dési­reux d’en savoir plus peut se repor­ter à mon livre : Nucléaire, pas de panique ! Édi­tions Nucléon. Paris, 1997.
2. En France, la DSIN s’ap­puie notam­ment sur l’Ins­ti­tut de pro­tec­tion et de sûre­té nucléaire (IPSN) du Com­mis­sa­riat à l’éner­gie atomique.
3. Cf. figure.
4. J’y traite aus­si du sabo­tage, en gar­dant la confi­den­tia­li­té qui s’impose.
5. La Jaune et la Rouge, n° 561, jan­vier 2001. 

Notice bio­gra­phique
Ingé­nieur de l’ar­me­ment, Pierre Tan­guy a consa­cré toute sa car­rière au nucléaire civil. Il a exer­cé des res­pon­sa­bi­li­tés dans le domaine de la sûre­té, comme direc­teur de l’Ins­ti­tut de pro­tec­tion et de sûre­té nucléaire (IPSN) au Com­mis­sa­riat à l’éner­gie ato­mique, de 1978 à 1985, puis comme ins­pec­teur géné­ral pour la Sûre­té nucléaire à Élec­tri­ci­té de France, de 1985 à 1994. Membre de plu­sieurs comi­tés consul­ta­tifs d’ex­perts, il a notam­ment par­ti­ci­pé au sein de l’IN­SAG (Inter­na­tio­nal Nuclear Safe­ty Advi­so­ry Group) à la rédac­tion des règles inter­na­tio­nales de sûre­té, base de la Conven­tion sur la sûre­té des cen­trales nucléaires signée par plus de cent pays sous l’é­gide de l’A­gence inter­na­tio­nale de l’éner­gie atomique.

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