Demain, quels réacteurs nucléaires ?

Dossier : Le dossier nucléaireMagazine N°569 Novembre 2001
Par Jacques BOUCHARD
Par Dominique VIGNON (66)

L’électronucléaire : une énergie jeune et pleine d’avenir

L’électronucléaire : une énergie jeune et pleine d’avenir

Depuis douze mil­liards d’an­nées, depuis le big-bang et le feu des étoiles, la fusion nucléaire apporte à l’u­ni­vers la lumière, la cha­leur et, in fine, l’éner­gie du vent. Et il y a quelque deux mil­liards d’an­nées, bien avant l’in­ven­tion de la roue sui­vie de son cor­tège de pro­grès et de drames, la fis­sion nucléaire elle-même était sur terre un phé­no­mène natu­rel : à cette période en effet où la teneur de l’u­ra­nium en iso­tope fis­sile U235 était très supé­rieure à celle d’au­jourd’­hui, et pen­dant une cen­taines de mil­lions d’an­nées, des réac­tions de fis­sion nucléaire se sont entre­te­nues en une ving­taine de sites du Gabon.

De ces réac­teurs géo­lo­giques, il ne reste qu’une ano­ma­lie dans la teneur rela­tive des iso­topes de l’u­ra­nium1, et la démons­tra­tion, encou­ra­geante pour le sto­ckage des déchets radio­ac­tifs, que les pro­duits de fis­sion res­tent là où ils se sont dépo­sés. Mais ce n’est que très récem­ment que notre humani­té a réa­li­sé une réac­tion de fis­sion nucléaire entre­te­nue et contrô­lée (Enri­co Fer­mi en 1942 dans le cadre du pro­jet Man­hat­tan) ; encore visait-elle un objec­tif mili­taire, certes pour mieux pré­pa­rer la paix, mais pas la pro­duc­tion d’électricité.

L’éner­gie nucléaire est jeune ; c’est la plus jeune des éner­gies exploi­tées par l’homme : les pre­miers réac­teurs com­mer­ciaux des­ti­nés à la pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té ont été mis en ser­vice au début des années soixante. C’est aus­si celle qui offre le plus grand poten­tiel de progrès.

Peu à attendre de l’éner­gie hydrau­lique, sou­vent consom­ma­trice, en Chine, comme à Assouan, comme ailleurs, de val­lées agri­coles den­sé­ment peu­plées ; rien à espé­rer à long terme des éner­gies fos­siles : inexo­ra­ble­ment, et très rapi­de­ment à l’é­chelle de temps de l’hu­ma­ni­té, elles détruisent des molé­cules chi­miques que la nature a mis des dizaines de mil­lions d’an­nées à consti­tuer ; quant aux mou­lins à vent, Don Qui­chotte de la Men­sa les pour­fen­dait déjà il y a quatre siècles. Mais s’a­gis­sant de l’éner­gie nucléaire, beau­coup reste à faire, même si les bases tech­no­lo­giques en ont été déjà bien explorées.

En effet, avant d’être une affaire de mili­taires, puis de poli­tiques, pour être demain une affaire d’in­ves­tis­seurs et d’en­vi­ron­ne­men­ta­listes, l’éner­gie nucléaire fut une affaire de phy­si­ciens ; et en bons cher­cheurs, ils ont tout essayé :

  • les réac­teurs uti­li­sant comme com­bus­tible de l’u­ra­nium natu­rel, ou de l’u­ra­nium enri­chi (plus effi­cace, mais néces­si­tant une coû­teuse usine d’enrichissement) ;
  • les réac­teurs refroi­dis à l’eau (elle a une bonne capa­ci­té calo­ri­fique, mais ne per­met pas d’al­ler haut en tem­pé­ra­ture et donc en ren­de­ment) ; ou au gaz (c’est l’in­verse : haut ren­de­ment mais faible capa­ci­té ther­mique, et donc grands réac­teurs pour une puis­sance don­née), ou par des métaux fon­dus (sodium, ou plomb, ou eutec­tiques), mais ils peuvent brû­ler, ou se soli­di­fier aux tem­pé­ra­tures usuelles et donc col­ma­ter les cir­cuits ; ou avec des liquides orga­niques, mais leur sta­bi­li­té est dif­fi­cile à main­te­nir dans la durée ;
  • les réac­teurs dont les neu­trons sont ralen­tis (pour faci­li­ter la réac­tion nucléaire et son contrôle) par l’hy­dro­gène (conte­nu dans l’eau) ou par le gra­phite ; ou pas modé­rés du tout (réac­teurs à neu­trons rapides).


Dans les années cin­quante à soixante-dix, tous les tri­plets » com­bus­tible-calo­por­teur-modé­ra­teur » ont été étu­diés, avec des for­tunes diverses et une conclu­sion évi­dente ; les réac­teurs refroi­dis et modé­rés à l’eau (por­tée à ébul­li­tion dans le cœur du réac­teur pour entraî­ner direc­te­ment une tur­bine ; ou pres­su­ri­sée, la vapeur étant pro­duite par échange ther­mique avec un cir­cuit secon­daire dans des géné­ra­teurs de vapeur) sont les plus simples, fiables2 et économiques.

La pre­mière géné­ra­tion de réac­teurs refroi­dis et modé­rés à l’eau, issue de tech­niques mises au point pour la pro­pul­sion des sous-marins et porte-avions, est encore en ser­vice aujourd’­hui. Ils four­nissent plus de 95 % de l’élec­tri­ci­té nucléaire, soit près du cin­quième de l’élec­tri­ci­té mon­diale. Leurs coef­fi­cients de dis­po­ni­bi­li­té, aux États-Unis par exemple, tournent autour de 90 % (juste le temps de l’ar­rêt annuel pour rechar­ge­ment du com­bus­tible) ! Et la Nuclear Regu­la­to­ry Com­mis­sion amé­ri­caine a entre­pris d’au­to­ri­ser la pour­suite de l’ex­ploi­ta­tion de ces réac­teurs jus­qu’à soixante ans (déjà cinq réac­teurs ont reçu cette auto­ri­sa­tion, et on estime qu’en­vi­ron quatre-vingt- dix vont suivre). Alors les ingé­nieurs doivent-ils mieux faire, et quoi ?

Quelles spécifications pour les réacteurs de demain ?

Quelque ténu qu’il soit, le mar­ché des cen­trales nucléaires relève des tech­niques du mar­ke­ting. Il y a des clients : direc­te­ment les inves­tis­seurs, mais aus­si indi­rec­te­ment les auto­ri­tés de sûre­té, voire les gou­ver­ne­ments dans cette indus­trie très » stra­té­gique « , et évi­dem­ment les opi­nions publiques. Ces clients ont des demandes plus com­plexes, en tout cas plus contra­dic­toires que celles satis­faites par les phy­si­ciens de la période glo­rieuse des années cin­quante-soixante. Et la déré­gle­men­ta­tion des mar­chés de l’élec­tri­ci­té rend la vie plus dif­fi­cile aux inves­tis­seurs et donc à leurs four­nis­seurs : hier, les charges d’in­ves­tis­se­ment et d’ex­ploi­ta­tion étaient trans­fé­rées, à tra­vers un prix de vente admi­nis­tré, aux consom­ma­teurs d’élec­tri­ci­té qui n’a­vaient qu’à acquit­ter leur fac­ture. Demain, les clients pour­ront chan­ger d’o­pé­ra­teur s’il a fait de mau­vais choix d’in­ves­tis­se­ments le condui­sant à pro­duire de l’élec­tri­ci­té trop chère. Com­ment conver­tir ces consi­dé­ra­tions sur l’at­tente du mar­ché en cri­tères de concep­tion de nou­veaux réacteurs ?

D’a­bord et plus que jamais une nou­velle cen­trale nucléaire doit être com­pé­ti­tive, par rap­port au char­bon ou au gaz. Mais à quel hori­zon de temps ?

Les finan­ciers sou­haitent des retours rapides, ce qui péna­lise l’in­ves­tis­se­ment nucléaire, dont le coût d’in­ves­tis­se­ment est éle­vé par rap­port à des ins­tal­la­tions uti­li­sant des com­bus­tibles fos­siles ; les aléas à moyen terme du prix de leur com­bus­tible et les incer­ti­tudes d’ap­pro­vi­sion­ne­ment ne sont en effet pas pris en compte par un sys­tème éner­gé­tique déré­gle­men­té dès lors que l’in­ves­tis­se­ment a été rapi­de­ment rentabilisé.

Les inves­tis­seurs n’aiment pas le risque ; ils exigent que les nou­veaux moyens de pro­duc­tion, mal­gré leur com­plexi­té, marchent du pre­mier coup, attei­gnant dès leur mise en ser­vice des dis­po­ni­bi­li­tés très éle­vées : ils sont en ce sens un frein à l’innovation.

Enfin inves­tis­seurs et finan­ciers n’aiment pas déci­der. Ils ne veulent le faire que très tar­di­ve­ment, quand la demande est évi­dente (voir la situa­tion cali­for­nienne), et non pas sur la base d’une pré­vi­sion de crois­sance atten­due comme ils le fai­saient à l’é­poque des trente glo­rieuses. Ils pri­vi­lé­gient donc des uni­tés de pro­duc­tion plus petites, capables de don­ner lieu à des incré­ments de capa­ci­té plus faibles ; et ils sou­haitent rac­cour­cir le délai entre leur déci­sion de construire et la mise en ser­vice (pré­ci­sé­ment parce que la demande est là quand ils décident). Bref, ils veulent des cen­trales plus petites et moins chères (alors que la taille est un fac­teur de réduc­tion du prix spé­ci­fique), mais ils ne veulent sur­tout pas de nou­veaux produits.

Les opi­nions veulent, elles, des cen­trales tou­jours plus sûres, sans cepen­dant que les auto­ri­tés de sûre­té puissent vrai­ment quan­ti­fier le » how safe is safe enough » ; et éga­le­ment des cen­trales qui ne fassent pas de déchets, oubliant que les volumes en cause sont très faibles, alors qu’elles paraissent para­doxa­le­ment peu sen­sibles aux énormes quan­ti­tés de déchets reje­tés par la com­bus­tion des com­bus­tibles fossiles.

À ces sou­haits contra­dic­toires – mais après tout les clients ne sont-ils pas en droit pour le nucléaire comme pour n’im­porte quel autre pro­duit, de vou­loir mieux et moins cher ? – les indus­triels et les orga­nismes de recherche qui les ali­mentent en nou­velles tech­no­lo­gies apportent une réponse gra­duée selon l’ho­ri­zon de la demande : pour les clients prêts à pas­ser com­mande de suite, le meilleur pro­duit est le réac­teur à eau et ses per­fec­tion­ne­ments. Et pour le long terme, l’in­dus­trie doit consi­dé­rer de nou­veaux réac­teurs plus petits, ou pre­nant en compte encore davan­tage les contraintes du cycle du combustible.

Les réacteurs à eau : le cheval de labour de l’électronucléaire

Che­vaux de labour de la pro­duc­tion nucléaire, plus de deux dizaines de bons vieux réac­teurs à eau sont actuel­le­ment en construc­tion au Japon, en Corée, en Chine conti­nen­tale, à Tai­wan et en Inde ; et la Fin­lande envi­sage de lan­cer un appel d’offres l’an pro­chain. À cette demande l’in­dus­trie offre deux réponses selon les sou­haits : une amé­lio­ra­tion conti­nue des pro­duits tirant le meilleur par­ti des évo­lu­tions tech­niques géné­rales, et de nou­velles approches de la sûreté.

Amélioration continue des produits

Outre l’a­dop­tion de maté­riaux plus per­for­mants – les pro­blèmes cau­sés par la cor­ro­sion sous toutes ses formes qui fut le plus impor­tant fac­teur d’in­dis­po­ni­bi­li­té des réac­teurs à eau sont main­te­nant réso­lus – les nou­veaux réac­teurs à eau font appel aux tech­no­lo­gies les plus modernes de contrôle com­mande, issues des pro­grès géné­raux des tech­no­lo­gies de l’information.

Les salles de com­mande sont des » cock­pits » (comme une cabine de pilo­tage d’Air­bus) : les opé­ra­teurs dis­posent devant leur fau­teuil d’une infor­ma­tion com­plète sur l’é­tat des sys­tèmes et de l’ins­tal­la­tion, et aus­si sur les pro­cé­dures à appli­quer en toutes cir­cons­tances. C’est EDF qui a été le pré­cur­seur avec la der­nière série de cen­trales fran­çaises N4, sui­vi par les Japo­nais. Et ce sont des solu­tions ana­logues que Fra­ma­tome ANP met en œuvre actuel­le­ment en Chine sur un réac­teur dont la concep­tion géné­rale et les com­po­sants sont russes, et pro­po­se­ra pour la suite des réa­li­sa­tions chi­noises sur ses propres réacteurs.

Quant à la régu­la­tion et aux auto­ma­tismes des réac­teurs, ils uti­lisent des tech­no­lo­gies numé­ri­sées, après fia­bi­li­sa­tion adé­quate des archi­tec­tures de micro­pro­ces­seurs. Ils per­mettent des tests plus faciles, mais aus­si une conduite des réac­teurs au plus près des phé­no­mènes phy­siques ; et donc une meilleure uti­li­sa­tion des marges et une réduc­tion du coût.

Mais les réac­teurs à eau qui fonc­tionnent sous forte pres­sion ont le défaut de ris­quer de perdre leur eau : c’est l’ac­ci­dent de » perte de refroi­dis­se­ment « . Étu­dié et pris en compte dès les ori­gines de cette filière, cet acci­dent (ain­si que d’autres pris en compte dans la concep­tion) a don­né lieu pro­gres­si­ve­ment à une sys­té­ma­ti­sa­tion de la démarche de sûre­té fon­dée sur l’i­den­ti­fi­ca­tion de bar­rières suc­ces­sives et une » défense en pro­fon­deur » pour rendre très faible la pro­ba­bi­li­té d’un acci­dent majeur, et évi­ter la dis­sé­mi­na­tion de pro­duits radio­ac­tifs dans l’en­vi­ron­ne­ment. La mau­vaise com­pré­hen­sion qu’a le public de la sûre­té nucléaire, et ses craintes vis-à-vis de cette tech­nique conduisent cepen­dant à sou­hai­ter rendre la sûre­té des réac­teurs à eau plus lisible, voire à l’ac­croître encore. Deux voies ont été adop­tées pour des réac­teurs aujourd’­hui commercialisés.

Utilisation de systèmes passifs

L’u­ti­li­sa­tion de sys­tèmes pas­sifs pour assu­rer la sûre­té des réac­teurs n’a rien de réel­le­ment nou­veau : dans la plu­part des réac­teurs, les grappes de com­mande qui s’in­sèrent dans le cœur pour contrô­ler la réac­tion nucléaire tombent par gra­vi­té. Mais les réac­teurs à eau uti­lisent aus­si beau­coup de sys­tèmes actifs pour injec­ter l’eau dans le cœur et assu­rer son refroi­dis­se­ment. Recou­rant à des pompes entraî­nées par des moteurs élec­triques, ils peuvent être jugés insuf­fi­sam­ment fiables mal­gré les dupli­ca­tions de sys­tèmes et de fonc­tions (redon­dance et diver­si­fi­ca­tion) adoptées.

Wes­tin­ghouse aux États-Unis a déve­lop­pé un concept uti­li­sant le plus sys­té­ma­ti­que­ment pos­sible la convec­tion natu­relle pour assu­rer la cir­cu­la­tion de l’eau, ou la gra­vi­té pour ali­men­ter le cœur dès qu’il est dépres­su­ri­sé : c’est le réac­teur AP-600 (réac­teur pres­su­ri­sé de 600 MW) qui a fait l’ob­jet d’une licence de la NRC (auto­ri­té de sûre­té américaine).

La rela­ti­ve­ment faible taille de ce réac­teur, qui en péna­lise la com­pé­ti­ti­vi­té, conduit ce ven­deur à déve­lop­per sur les mêmes idées un réac­teur de 1 000 MW ; il n’a pas cepen­dant à ce jour sus­ci­té un réel inté­rêt. Il s’a­vère en fait que ces dis­po­si­tions » pas­sives » (on n’é­li­mine pas les vannes ou cla­pets, qui res­tent des com­po­sants actifs) s’in­tègrent plus faci­le­ment dans les réac­teurs à eau bouillante, Fra­ma­tome ANP dis­pose aus­si d’un concept de réac­teur à eau pas­sif : le SWR-1000 (Siede Was­ser Reak­tor) dont la concep­tion a été ini­tiée par Sie­mens, un peu moins déve­lop­pé que l’AP-600, mais tech­ni­que­ment et éco­no­mi­que­ment plus prometteur.

Diversification accrue ; confinement renforcé

Si la pas­si­vi­té peut rendre la sûre­té plus com­pré­hen­sible et mieux accep­table par le public, elle ne réduit pas néces­sai­re­ment la pro­ba­bi­li­té des acci­dents, et n’a­mé­liore en aucune façon leur confi­ne­ment. C’est autour de ces deux objec­tifs qu’a été déve­lop­pé le réac­teur fran­co-alle­mand EPR (Euro­pean Pres­su­ri­zed Reac­tor) conçu pour qu’un acci­dent ayant des consé­quences au-delà de la clô­ture du site de la cen­trale soit exclu. Par rap­port aux réac­teurs anté­rieurs, la fia­bi­li­té des sys­tèmes a été encore accrue (plus de redon­dances et de diver­si­fi­ca­tions) ; de plus, des dis­po­si­tions ont été adop­tées pour que, même si le cœur du réac­teur venait à fondre, les consé­quences en soient confi­nées au bâti­ment réac­teur lui-même.

Mal­heu­reu­se­ment, mal­gré le génie des concep­teurs, de telles dis­po­si­tions, des­ti­nées à ser­vir une fois tous les mil­lions d’an­nées (à peu près !) sont coû­teuses. Et à peu près aus­si coû­teuses quelle que soit la puis­sance des réac­teurs. À titre d’exemple, le dia­mètre de l’en­ceinte de confi­ne­ment d’un réac­teur pres­su­ri­sé de 950, de 1 300 ou 1 550 MW est simi­laire ; et les cir­cuits de sécu­ri­té, injec­tion d’eau et refroi­dis­se­ment, com­portent le même nombre de vannes, de pompes, de moteurs ou d’é­chan­geurs. Ce » coût fixe » de la sûre­té est une inci­ta­tion à déve­lop­per des réac­teurs de grande puis­sance, et c’est la rai­son pour laquelle la puis­sance nomi­nale rete­nue pour l’E­PR est de 1 520 MW. Ce qui peut paraître éle­vé pour les inves­tis­seurs qui cherchent non seule­ment un bas coût de pro­duc­tion (kWh), mais un faible mon­tant de l’in­cré­ment de capa­ci­té ; et éga­le­ment pour l’o­pi­nion sen­sible aux sirènes du » small is beau­ti­ful « .

Mais l’E­PR a été en réa­li­té conçu selon une démarche très anti­ci­pa­tive et très orien­tée » mar­ke­ting » : lorsque les réac­teurs euro­péens, en moyenne plus âgés que les réac­teurs fran­çais, seront à rem­pla­cer, les consi­dé­ra­tions de prix des éner­gies fos­siles, d’in­dé­pen­dance éner­gé­tique et de limi­ta­tion des émis­sions de gaz à effet de serre condui­ront à consi­dé­rer leur rem­pla­ce­ment par de nou­veaux réac­teurs nucléaires. Or, les nou­veaux sites ne seront pas plus faciles à faire accep­ter que ne l’é­tait hier Plo­goff. Autant à ce moment uti­li­ser les sites exis­tants, dis­po­sant de bonnes connexions au réseau élec­trique à très haute ten­sion, de source d’eau, d’un bon sol pour les fon­da­tions et du sou­tien de la com­mu­nau­té locale.

L’EPR est bien adap­té aux cri­tères de demain et il est dès main­te­nant bien adap­té aux contraintes de rare­té de sites d’un cer­tain nombre de pays asia­tiques. Il a fait l’ob­jet d’é­tudes très appro­fon­dies, les plus impor­tantes par­mi les dif­fé­rents modèles de réac­teurs pré­sen­tés sur le mar­ché. Tout au long de son déve­lop­pe­ment, il a été exa­mi­né en paral­lèle par les auto­ri­tés de sûre­té fran­çaises et alle­mandes, four­nis­sant l’os­sa­ture d’un corps de doc­trine com­mun. D’où l’im­por­tance de lan­cer rapi­de­ment la construc­tion du pre­mier réac­teur, gage du main­tien d’une indus­trie euro­péenne nucléaire forte et compétitive.

Des réacteurs plus petits sont-ils possibles ?

L’EPR, oui ! Mais la mode semble pri­vi­lé­gier les petits réac­teurs ; or les coûts fixes des réac­teurs à eau obèrent leur com­pé­ti­ti­vi­té pour les puis­sances faibles. Il y a bien, régu­liè­re­ment, des ten­ta­tives pour conce­voir de petits réac­teurs : il en reste sur­tout une flo­rai­son d’a­cro­nymes. À par­tir de la même idée de réac­teurs très com­pacts (pompes ou géné­ra­teurs de vapeur inté­grés dans la cuve), on a vu fleu­rir Ther­mos qui devait four­nir de l’élec­tri­ci­té au pla­teau de Saclay et de la cha­leur à la ville de Paris, le PIUS déve­lop­pé en Suède par AseaA­tom, et aujourd’­hui IRIS, nou­vel ava­tar pré­sen­té par Wes­tin­ghouse au Depart­ment of Ener­gy amé­ri­cain pour en obte­nir quelques sub­sides ; aucun de ces pro­jets n’a connu de grand ave­nir, car la com­pé­ti­ti­vi­té des petites cen­trales implique sans doute le chan­ge­ment de type de réacteur.

Et la nature étant par­fois bonne fille, il y a des réac­teurs qui ne peuvent se conce­voir qu’à faible puis­sance uni­taire : le gaz uti­li­sé comme calo­por­teur a des per­for­mances ther­miques si médiocres que la puis­sance des réac­teurs refroi­dis à gaz doit être limi­tée. C’est ce qui a entraî­né la mort de la filière fran­çaise » gra­phite-gaz » conçue dans les années soixante : cœurs très gros, pour en réduire la puis­sance volu­mique ; gaines de com­bus­tibles impli­quant d’en limi­ter for­te­ment la tem­pé­ra­ture, et cor­ré­la­ti­ve­ment ren­de­ment faible.

Mais les ingé­nieurs d’au­jourd’­hui dis­posent de nou­velles » briques » tech­no­lo­giques. On sait faire des com­bus­tibles sous forme de billes en céra­mique de très petite dimen­sion (pour favo­ri­ser l’é­change ther­mique), ne fon­dant qu’à des tem­pé­ra­tures très éle­vées. Et on sait uti­li­ser le gaz à très haute tem­pé­ra­ture pour l’en­traî­ne­ment des tur­bines : la tech­nique et les maté­riaux en ont été déve­lop­pés pour les réac­teurs d’a­vion et uti­li­sés pour les tur­bines à gaz élec­tro­gé­né­ra­trices. La très haute tem­pé­ra­ture en sor­tie de réac­teur per­met d’ac­croître le dif­fé­ren­tiel de tem­pé­ra­ture dans le cœur du réac­teur et donc d’a­mé­lio­rer l’échange.

Quelques mérites addi­tion­nels des réac­teurs à haute tem­pé­ra­ture refroi­dis au gaz : le risque de fusion glo­bale du cœur est très éloi­gné, du fait du maté­riau uti­li­sé pour le com­bus­tible ; par consé­quent la sûre­té vise sur­tout à assu­rer un refroi­dis­se­ment satis­fai­sant des struc­tures sup­por­tant le cœur, ce qui peut se faire par rayon­ne­ment, pour autant que la puis­sance à éva­cuer et donc une fois encore la taille du réac­teur reste faible ; de plus, la céra­mique étant chi­mi­que­ment neutre le sto­ckage défi­ni­tif du com­bus­tible en est facilité.

Reste cepen­dant à effec­tuer de nom­breuses vali­da­tions tech­no­lo­giques : les hautes tem­pé­ra­tures, fac­teurs de cor­ro­sion, ou de dila­ta­tions dif­fé­ren­tielles des struc­tures sont tou­jours dif­fi­ciles à maî­tri­ser. Reste aus­si à résoudre de nou­veaux pro­blèmes de sûre­té, spé­ci­fiques à ces réac­teurs. La sûre­té des ins­tal­la­tions nucléaires repose aujourd’­hui sur le prin­cipe ras­su­rant de la défense en pro­fon­deur : il ne peut y avoir d’ac­ci­dent que s’il y a des défaillances suc­ces­sives de com­po­sants ou sys­tèmes indépendants.

Dans de nou­veaux concepts de réac­teurs à haute tem­pé­ra­ture, le com­bus­tible céra­mique devrait être une bar­rière jugée suf­fi­sam­ment robuste pour faire face à toute situa­tion anor­male. Néan­moins, ceci ne doit pas remettre en cause le prin­cipe de défense en pro­fon­deur. Reste enfin à conci­lier petite taille du réac­teur et éco­no­mie : les solu­tions ne sont pas à prio­ri évi­dentes que ce soit pour l’en­ceinte de confi­ne­ment ou pour le contrôle com­mande (une seule salle de com­mande pour plu­sieurs petites uni­tés ?). Tout ceci va néces­si­ter de l’i­ma­gi­na­tion et de l’in­no­va­tion dans les tra­vaux de R & D comme dans l’in­gé­nie­rie de conception.

Les mérites poten­tiels des petits réac­teurs refroi­dis au gaz sont cepen­dant suf­fi­sam­ment attrac­tifs pour qu’au­jourd’­hui deux équipes entre­prennent le déve­lop­pe­ment du concept. Une socié­té sud-afri­caine, filiale de la Socié­té natio­nale d’élec­tri­ci­té Eskom et asso­ciée au plus grand exploi­tant nucléaire amé­ri­cain (Exe­lon) veut lan­cer en 2002 la construc­tion d’un pre­mier module de 110 à 125 MW ; selon ses pro­mo­teurs, plu­sieurs dizaines devraient suivre.

Et après tout, n’en fau­drait-il pas une cin­quan­taine pour rem­pla­cer la seule cen­trale de Gra­ve­lines dans le nord de la France ! Évi­tant les incon­vé­nients d’une taille exces­si­ve­ment petite, une autre équipe com­pre­nant Fra­ma­tome ANP et l’a­mé­ri­cain Gene­ral Ato­mics asso­ciée à des par­te­naires japo­nais défi­nit actuel­le­ment le pro­gramme de déve­lop­pe­ment d’un réac­teur de 300 MW ; bien évi­dem­ment le concours des orga­nismes de Recherche et Déve­lop­pe­ment, et en par­ti­cu­lier du Com­mis­sa­riat à l’éner­gie ato­mique sera une clef du suc­cès de pro­jets aus­si novateurs.

Et puisque nous sommes dans l’in­no­va­tion, rien n’in­ter­dit d’i­ma­gi­ner que ces nou­veaux réac­teurs nucléaires puissent satis­faire un autre objec­tif d’ac­tua­li­té : la pro­duc­tion d’hydrogène.

De nom­breux tra­vaux sont consa­crés à l’u­ti­li­sa­tion de ce nou­veau vec­teur d’éner­gie pour résoudre le pro­blème des trans­ports (consom­ma­tion effré­née des hydro­car­bures et pol­lu­tion). Or pour pro­duire pro­pre­ment de l’hy­dro­gène, il faut cas­ser les molé­cules d’eau, par élec­tro­lyse ou chi­mi­que­ment. L’ob­ten­tion de ren­de­ments satis­fai­sants sup­pose dans les deux cas de la cha­leur à haute tem­pé­ra­ture (800 à 1 000 °C). Une rai­son de plus de s’in­té­res­ser à ces concepts de réacteurs.

Et les déchets, mère Denis ?

Les ingé­nieurs ont donc beau­coup d’i­dées pour les réac­teurs, mais selon le lan­gage d’au­jourd’­hui, la demande sociale, c’est de résoudre la ques­tion des déchets. Les dif­fé­rents déve­lop­pe­ments pré­sen­tés ici apportent leur contri­bu­tion : dans toutes les filières de réac­teurs, l’aug­men­ta­tion des taux de com­bus­tion est signi­fi­ca­tive. Par tonne de com­bus­tible neuf, on pro­duit de plus en plus de kWh ; et donc par uni­té d’éner­gie de moins en moins de com­bus­tible irra­dié et de déchets. Un lec­teur de La Jaune et la Rouge com­prend cer­tai­ne­ment cela ! Cela étant, il reste tou­jours des déchets : qu’en faire ?

Dans le com­bus­tible irra­dié qui sort des cen­trales, quel que soit le taux de com­bus­tion atteint, l’élé­ment domi­nant pour la radio­ac­ti­vi­té à long terme est le plu­to­nium. C’est la rai­son du choix du retrai­te­ment et du recy­clage dans les com­bus­tibles MOX (mixed oxide). À défaut d’une meilleure uti­li­sa­tion du plu­to­nium, que seuls per­met­tront des réac­teurs à neu­trons rapides, les réac­teurs à eau per­mettent avec le MOX de maî­tri­ser le stock de plu­to­nium et donc de limi­ter la prise en compte de cet élé­ment dans la pro­blé­ma­tique de ges­tion des déchets.

Le déve­lop­pe­ment de nou­veaux élé­ments com­bus­tibles et des modes avan­cés de ges­tion des cœurs ren­dront encore plus attrac­tive l’u­ti­li­sa­tion du plu­to­nium dans les réac­teurs à eau et donc faci­li­te­ront la maî­trise des quan­ti­tés de cet élé­ment dont la ges­tion en matière valo­ri­sable sim­pli­fie consi­dé­ra­ble­ment le pro­blème des déchets nucléaires.

Dès l’o­ri­gine du déve­lop­pe­ment du nucléaire civil, ses pro­mo­teurs se sont pré­oc­cu­pés du cycle du com­bus­tible, mais en se concen­trant sur son amont, l’é­co­no­mie de l’u­ra­nium. Ce métal est rela­ti­ve­ment bien répar­ti sur la pla­nète, mais il est vrai qu’un déve­lop­pe­ment très rapide de son uti­li­sa­tion dans le cadre d’un recours mas­sif à l’éner­gie nucléaire pour­rait peser sur sa dis­po­ni­bi­li­té et son prix. Et les phy­si­ciens ont fait obser­ver que les réac­teurs dont les neu­trons sont ralen­tis sont certes plus faciles à pilo­ter, mais n’u­ti­lisent qu’une petite par­tie de l’u­ra­nium (envi­ron 1 %), alors que les réac­teurs à neu­trons rapides l’u­ti­lisent à peu près complètement.

Dans la situa­tion actuelle de l’é­co­no­mie de l’u­ra­nium, l’in­té­rêt pour cette filière a fai­bli, même si une vision à long terme conduit à déplo­rer que l’on n’ait pas tiré tout le poten­tiel de connais­sance qu’au­rait pu appor­ter la cen­trale de Creys-Malville.

Les neu­trons rapides ont d’autres inté­rêts : ils peuvent non seule­ment mobi­li­ser le poten­tiel éner­gé­tique du plu­to­nium, mais aus­si détruire les pro­duits de cap­ture à durée de vie très longue créés dans les réac­tions nucléaires. L’i­dée pre­mière est d’u­ti­li­ser pour cela des réac­teurs cri­tiques à neu­trons rapides ; le Pro­fes­seur Rub­bia, fort de son prix Nobel, a pro­po­sé une autre solu­tion : cou­pler un accé­lé­ra­teur de par­ti­cules à un réac­teur sous-cri­tique, les par­ti­cules géné­rant des neu­trons rapides dans une cible de spal­la­tion3.

Un tel dis­po­si­tif per­met­trait théo­ri­que­ment – mais en com­bien de temps ? – d’é­li­mi­ner les trans­ura­niens à vie très longue, voire même les pro­duits de fis­sion à vie longue. Dans les deux cas, il faut maî­tri­ser les mêmes tech­no­lo­gies de base ; en par­ti­cu­lier peut-on dis­po­ser d’un calo­por­teur plus satis­fai­sant que le sodium au regard des contraintes de sûre­té ? Pour­quoi pas, par exemple, des réac­teurs à neu­trons rapides refroi­dis au gaz. Dès lors que la très forte den­si­té de puis­sance de ces concepts serait com­pa­tible avec l’u­ti­li­sa­tion du gaz et en consi­dé­rant ce qu’il peut appor­ter en pas­si­vi­té et en ren­de­ment, ne serait-ce pas le meilleur réac­teur d’après-demain !

Énergie et société

L’éner­gie risque de man­quer demain à l’hu­ma­ni­té ; mais les pro­jets de nou­veaux réac­teurs ne man­que­ront pas. Et seul leur abou­tis­se­ment per­met­tra à la crois­sance mon­diale d’être effec­ti­ve­ment » sou­te­nable « , c’est-à-dire de ne pas brû­ler en quelques siècles les com­bus­tibles fos­siles qui ont mis des cen­taines de mil­lions d’an­nées à s’ac­cu­mu­ler, et ne pas reje­ter dans l’en­vi­ron­ne­ment des gaz à effet de serre qui pro­voquent des dérè­gle­ments irré­ver­sibles du climat.

Encore faut-il que la socié­té, et les poli­tiques qui la repré­sentent, réa­lisent le carac­tère stra­té­gique de l’éner­gie : les États-Unis l’ont fait, qui ont le pro­jet de contrô­ler, mili­tai­re­ment s’il le faut, le maxi­mum des res­sources de la pla­nète et sou­haitent aus­si sou­te­nir l’u­ti­li­sa­tion de l’éner­gie nucléaire. Les Euro­péens pour­raient le faire en ayant un ambi­tieux pro­jet de déve­lop­pe­ment d’éner­gie paci­fique. L’éner­gie nucléaire y aura sûre­ment sa place, dès lors qu’une vision euro­péenne de la sûre­té, de l’en­vi­ron­ne­ment et de l’é­co­no­mie sera mise en œuvre.

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1. Par­tout sur la pla­nète, l’i­so­tope 235 repré­sente 0,7 % du total ; dans ces sites, la teneur est plus faible.
2. Tcher­no­byl n’é­tait pas de ce type.
3. Spal­la­tion : cf. dic­tion­naire Le Petit Robert : » Réac­tion nucléaire pro­vo­quée par des par­ti­cules accé­lé­rées avec une si grande éner­gie que le noyau » éclate » en éjec­tant diverses particules. »

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