De l’efficacité des politiques familiales

Dossier : PopulationsMagazine N°602 Février 2005
Par Jacques BICHOT

La pre­mière remarque que l’on puisse faire est qu’en ce domaine les com­pa­rai­sons sont assez dif­fi­ciles et que pour beau­coup ce sujet est pas­sion­nel. Pour les uns il est « poli­ti­que­ment incor­rect » de croire que des poli­tiques démo­gra­phiques puissent por­ter des fruits, au contraire pour d’autres (les « hyper­na­ta­listes ») les affir­ma­tions péremp­toires tiennent sou­vent lieu d’é­tudes scientifiques.

Pour pro­cé­der scien­ti­fi­que­ment il convient de faire d’une part une étude théo­rique et de l’autre de recher­cher des com­pa­rai­sons les plus signi­fi­ca­tives et les plus variées possibles.

Il est bien enten­du hors de ques­tion de ten­ter de recons­ti­tuer l’é­che­veau des élé­ments qui gou­vernent les moti­va­tions des couples. La seule étude que nous puis­sions vala­ble­ment faire est de recher­cher les cor­ré­la­tions entre le nombre d’en­fants et les condi­tions éco­no­miques avec « le maxi­mum de choses égales par ailleurs ».

L’ap­proche éco­no­mique théo­rique s’ap­puie sur trois domaines qui sont au voi­si­nage de notre sujet :

  • la consom­ma­tion de biens durables,
  • les externalités,
  • les investissements.


Gary Becker, Amé­ri­cain et prix Nobel d’é­co­no­mie, a bien ana­ly­sé le pre­mier point. La théo­rie la plus clas­sique avec ses fonc­tions d’u­ti­li­té (décrois­santes avec le nombre des « biens durables », ici les enfants), avec le niveau de vie et bien sûr le nombre N des enfants, montre sans ambi­guï­té qu’un accrois­se­ment exté­rieur du reve­nu en fonc­tion de N (allo­ca­tion, quo­tient fami­lial, etc.) fait croître le nombre N. La théo­rie des exter­na­li­tés va dans le même sens : les exter­na­li­tés posi­tives sont tou­jours plus pous­sées quand elles sont aidées par l’État.

Pour le troi­sième point, l’in­ves­tis­se­ment, l’i­dée de « capi­tal humain » remonte à Adam Smith. Mais il faut noter que le point de vue a chan­gé par rap­port à autre­fois : il n’y a plus de lien au niveau microé­co­no­mique (les enfants des autres paient votre retraite…). Cette « socia­li­sa­tion des fruits du tra­vail » est évi­dem­ment défa­vo­rable à la nata­li­té et l’on peut y remé­dier en socia­li­sant l’in­ves­tis­se­ment à son tour (poli­tique pro­fa­mi­liale) ou en reper­son­na­li­sant l’in­ves­tis­se­ment (retraite per­son­nelle de la mère au foyer, en fonc­tion bien sûr du nombre de ses enfants).

Un cer­tain nombre de cas réels se prêtent bien à l’ap­pli­ca­tion et à l’a­na­lyse de ces idées, nous les appel­le­rons « laboratoires ».

Le laboratoire sarrois

De 1945 à 1956 la Sarre se trouve sous admi­nis­tra­tion fran­çaise, elle jouit d’une légis­la­tion fami­liale par­ti­cu­liè­re­ment favo­rable et très voi­sine de celle de notre pays.

Au réfé­ren­dum de 1956 les Sar­rois décident de rede­ve­nir plei­ne­ment allemands.

Ils perdent rapi­de­ment leur sta­tut par­ti­cu­lier et l’on peut consta­ter que si de 1945 à 1956 l’in­dice de fécon­di­té (nombre moyen d’en­fants par femme) est plus éle­vé en Sarre que dans le reste de l’Al­le­magne de l’Ouest – la dif­fé­rence étant en moyenne 0,3 – la situa­tion se ren­verse dès 1960 pour atteindre bien­tôt une dif­fé­rence de 0,2 dans l’autre sens pen­dant de longues années.

Le statut des fonctionnaires français

En plus des allo­ca­tions fami­liales ordi­naires, les fonc­tion­naires fran­çais béné­fi­cient d’un sup­plé­ment fami­lial de trai­te­ment et de cer­taines faci­li­tés pour prendre des congés paren­taux ou tra­vailler à temps partiel.

En regard l’on peut consta­ter au recen­se­ment de 1982 :

  • les sala­riées fémi­nines de 35 à 39 ans ont en moyenne 1,83 enfant si elles sont dans la fonc­tion publique et 1,55 seule­ment si elles n’y sont pas,
  • les couples mariés dont l’é­pouse est née entre 1917 et 1936 ont des des­cen­dances finales for­te­ment cor­ré­lées à la pro­fes­sion du mari. Les chiffres vont de 2,64 pour les poli­ciers et les mili­taires et 2,59 pour les « employés civils, agents de la fonc­tion publique » à 2,15 pour les « pro­fes­sions inter­mé­diaires admi­nis­tra­tives et com­mer­ciales des entre­prises » avec, à emploi ana­logue, tou­jours un avan­tage de 0,1 à 0,2 pour les fonctionnaires.

La comparaison Allemagne de l’Ouest, Allemagne de l’Est

De la guerre à 1976 les deux Alle­magne connaissent des évo­lu­tions par­fai­te­ment sem­blables, avec les taux de fécon­di­té éle­vés du « baby-boom » puis la même des­cente rapide des années 1966–1974 et la basse fécon­di­té qui a sui­vie. Leurs courbes de fécon­di­té sont peu écar­tées et se croisent de nom­breuses fois.

Cepen­dant en 1976 le gou­ver­ne­ment est-alle­mand prend plu­sieurs mesures pour redres­ser la situa­tion : ouver­tures de nom­breuses crèches dans toutes les villes du pays, prêts et dons pour le loge­ment des familles avec plu­sieurs enfants, année de congés rému­né­rés après les nais­sances de rang deux et plus, etc.

En quelques années le redres­se­ment est spec­ta­cu­laire : 182 000 nais­sances en 1975 et 240 000 en 1982. Ce redres­se­ment dure­ra jus­qu’à la chute du mur de Berlin.

Après 1989 la légis­la­tion ouest-alle­mande s’im­pose dans toute l’Al­le­magne, la plu­part des crèches sont fer­mées, faute de cré­dits, et en quelques années la fécon­di­té est-alle­mande baisse de moi­tié… Elle reste aujourd’­hui à moins d’un enfant par femme.

Le « laboratoire israélien »

Israël est un mélange de peuples aux ori­gines et aux habi­tudes très diverses ce qui exige de grandes pré­cau­tions dans les études de popu­la­tion. Mal­gré cet incon­vé­nient, Oli­via Eckert s’est inté­res­sée à la com­pa­rai­son entre les kib­boutz (où les enfants sont pris en charge col­lec­ti­ve­ment) et les moshav (vil­lages coopé­ra­tifs où les enfants sont pris en charge par leurs parents res­pec­tifs). L’ob­ser­va­tion a por­té sur les années 1965–1968 et sur les femmes d’o­ri­gine euro­péenne, elle conduit à 3 enfants par femme, en moyenne, dans les kib­boutz et seule­ment 2,5 dans les moshav.

Le moins que l’on puisse dire est que cette obser­va­tion appuie l’i­dée de l’im­por­tance des mesures d’aides aux familles et il serait sou­hai­table que ce remar­quable « labo­ra­toire natu­rel » israé­lien puisse faire l’ob­jet de davan­tage d’études.

En s’ap­puyant sur la France du XIXe siècle l’o­ra­teur montre ensuite que les aspects psy­cho­so­cio­lo­giques vont eux aus­si dans le même sens.

La der­nière par­tie de l’ex­po­sé porte sur les com­pa­rai­sons éco­no­miques. Le rap­port Briet donne l’é­vo­lu­tion du nombre des actifs fran­çais en fonc­tion des dif­fé­rentes hypo­thèses sur la fécon­di­té et la poli­tique fami­liale : les dif­fé­rences atteignent 5 mil­lions dès 2040… Le choix pré­re­traites (qu’il faut payer) ou poli­tique fami­liale est un choix déci­sif et l’o­ra­teur sou­ligne les avan­tages de la seconde, elle pousse à l’ac­ti­vi­té, la consom­ma­tion, l’emploi, elle est plus favo­rable à l’é­qui­libre des individus.

Quelques chiffres : en 1995 il y avait 1 800 000 enfants en des­sous du reve­nu « mi-médian » ce qui est évi­dem­ment énorme. Les couples sans enfant sont 8 fois plus nom­breux dans le quin­tile le plus riche que dans celui le plus pauvre tan­dis que le rap­port est 2 en sens inverse pour les familles de trois enfants et plus… Il y a encore des pro­grès à faire !

Aux yeux de Mon­sieur Bichot, le point essen­tiel est le retour d’in­ves­tis­se­ment, l’exemple le plus fla­grant est celui de la mère de famille, laquelle par son tra­vail quo­ti­dien a per­mis que ses enfants paient les retraites des autres !

Mon­sieur Bichot ter­mine son expo­sé par un exemple des dif­fi­cul­tés des pré­vi­sions éco­no­miques. Ain­si l’ex­ten­sion de l’al­lo­ca­tion paren­tale d’é­du­ca­tion au deuxième enfant coûte 60 % de plus que prévu.

Il conclut en appe­lant au déve­lop­pe­ment d’une véri­table « ingé­nie­rie » éco­no­mique pour que les hommes poli­tiques aient davan­tage de repères fiables et en sou­li­gnant que mal­gré tout, même si l’on peut dis­cu­ter cer­tains détails, on ne peut plus nier l’in­fluence impor­tante d’une poli­tique fami­liale cohé­rente sur la natalité.

Questions

Pour quelles raisons une mesure peut-elle coûter beaucoup plus ou beaucoup moins que prévu ?

Parce qu’elle a plus ou moins de suc­cès. Les condi­tions, en géné­ral com­pli­quées, qu’il faut satis­faire pour en béné­fi­cier incitent plus ou moins les gens à modi­fier leur situa­tion per­son­nelle et il est dif­fi­cile de le prévoir.

Une paupérisation importante pourrait-elle faire remonter la natalité au niveau que l’on voit chez les peuples en voie de développement ?

Il n’y a vrai­ment aucun risque, ou aucune chance, de ce côté. L’in­for­ma­tion sur la contra­cep­tion est deve­nue très impor­tante et, tout au contraire, on voit la nata­li­té bais­ser avec une rapi­di­té sur­pre­nante chez presque tous les peuples pauvres au fur et à mesure que l’in­for­ma­tion se répand. Déjà la moi­tié des femmes du tiers-monde uti­lisent des moyens modernes de contraception.

La pyramide des âges de la Suède le 1er janvier 2003
La pyra­mide des âges de la Suède le 1er jan­vier 2003

Mon­sieur Bichot déve­loppe cette idée en pré­sen­tant la « courbe en J ren­ver­sé » : aux reve­nus éle­vés la fécon­di­té finit par remonter.
Après quelques autres ques­tions débat­tues sur­tout entre les audi­teurs, Mon­sieur Bichot conclut sur l’im­por­tance de la « lisi­bi­li­té » des mesures prises. Les citoyens doivent bien com­prendre ce qu’on leur pro­pose pour pou­voir agir en consé­quence et il ne faut pas lais­ser aux hommes poli­tiques des pos­si­bi­li­tés de mani­pu­la­tion, pos­si­bi­li­tés si fré­quentes dans l’obs­cu­ri­té et la complication.

Complément 2005

L’exa­men de la pyra­mide des âges de la Suède cor­ro­bore le tra­vail de Mon­sieur Bichot.

Alar­mé par un indice de fécon­di­té de 1,6 enfant par femme seule­ment, le gou­ver­ne­ment sué­dois prend en 1989 une série de mesures nata­listes ana­logues à celles de l’Al­le­magne de l’Est treize ans plus tôt.

En quelques années l’in­dice de fécon­di­té remonte à 2.

En 1995 les com­mis­saires de Bruxelles exigent un cer­tain nombre de mesures finan­cières pour per­mettre à la Suède d’en­trer dans l’U­nion européenne.

Le gou­ver­ne­ment sué­dois est contraint d’a­ban­don­ner la plu­part de ses mesures natalistes.

En quelques années l’in­dice de fécon­di­té redes­cend à 1,6… l’a­ve­nir est sacri­fié au présent !

Ces varia­tions se lisent aisé­ment au bas de la pyra­mide des âges de la Suède.

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