D’Auguste, empereur de Rome, aux nanotechnologies ou la singulière histoire des progrès du béton

Dossier : Les travaux publicsMagazine N°614 Avril 2006
Par Yves MALIER

Mélange de gra­nu­lats, de sables, de liants hydrau­liques et d’eau, il fut inven­té par les Romains, il y a plus de deux mille ans. Dans ce mélange, les Romains employaient comme liant hydrau­lique la chaux vive obte­nue par cuis­son de cal­caire. Ils avaient consta­té que le mélange de chaux vive et de sables d’o­ri­gine vol­ca­nique (San­to­rin, Pouz­zoles) don­nait un pro­duit capable de faire » prise » dans l’eau pour deve­nir très résistant.

Bien que la main-d’œuvre soit, en ces périodes, » abon­dante « , les construc­teurs romains avaient com­pris tout l’in­té­rêt, pour obte­nir des formes auda­cieuses et légères, de sub­sti­tuer par­fois à l’ha­bi­tuelle et pénible taille de pierre le cou­lage dans un moule d’un mélange fluide qui ensuite, au repos, grâce aux réac­tions d’hy­dra­ta­tion du liant hydrau­lique, pre­nait fer­me­té, cohé­sion, résis­tance et durabilité.

De remar­quables archi­tectes contem­po­rains de Mar­cus Vitru­vius (dit Vitruve) sur­ent tirer le meilleur par­ti de ce maté­riau. Ain­si, dal­lages sup­ports durables de mosaïques, fon­da­tions en zones humides ou immer­gées et très grandes coques légères furent les pre­mières appli­ca­tions. L’un des plus frap­pants témoi­gnages de cette construc­tion en béton est sans doute le Pan­théon de Rome construit sous le règne d’Au­guste, remar­qua­ble­ment conseillé par Agrip­pa, son » ministre des grands tra­vaux « , puis sous le règne d’Ha­drien avec une cou­pole de 44 mètres réa­li­sée en » béton léger » dans lequel les gra­nu­lats étaient briques concas­sées, tuf et pierre ponce. Cette cou­pole résis­ta par­fai­te­ment aux modi­fi­ca­tions mul­tiples appor­tées peu après sa construc­tion, aux sévères incen­dies dont fut vic­time le bâti­ment et, cha­cun peut le consta­ter, aux éro­sions natu­relles du temps. Ain­si fut très tôt démon­trée la dura­bi­li­té du pre­mier maté­riau com­po­site de l’his­toire des tech­niques industrielles.

Après Vitruve, un long sommeil…

Durant les bou­le­ver­se­ments du Haut Moyen Âge et dès le iiie siècle, la tech­no­lo­gie du béton se per­dit com­plè­te­ment… Il est vrai aus­si que, guerre après guerre, les métiers des armes avaient fait pro­gres­ser la connais­sance des maté­riaux métal­liques et l’ap­pli­ca­tion de cette connais­sance à la fabri­ca­tion de nou­veaux outils. Ain­si, l’in­tui­tion de l’é­crouis­sage par mar­te­lage et la maî­trise de l’af­fû­tage par abra­sion furent, à mon avis, déci­sives car ces tech­niques per­mirent de nou­velles géné­ra­tions de scies. L’a­bon­dance de la forêt fit le reste. Sans jamais s’ap­pro­cher du haut niveau tech­no­lo­gique que les Chi­nois maî­tri­saient déjà depuis plus d’un mil­lé­naire en ce domaine, la construc­tion en bois se géné­ra­li­sa dans toute l’Eu­rope jus­qu’à l’é­poque de Charlemagne.

Sou­cieuse de plus de péren­ni­té, la deuxième moi­tié du Moyen Âge remit à l’hon­neur la taille et l’empilement des pierres en tra­vaillant, comme dans toutes les périodes sui­vantes jus­qu’à la fin du xviiie siècle, bien plus sur les tech­no­lo­gies de débi­tage de pierres, de liai­sons entre blocs, de cou­plages pierre-bois, de lan­ce­ments de cintres… que sur les tech­no­lo­gies de sub­sti­tu­tion que, avec le béton, les Romains avaient mises à l’hon­neur. Aus­si, dans toutes ces périodes suc­ces­sives, les ouvrages (châ­teaux forts, cathé­drales, ouvrages mari­times, ponts, palais) furent en pierre. Les réac­tions d’hy­dra­ta­tion de la chaux ne furent uti­li­sées que dans le seul objec­tif de réa­li­ser des étan­chéi­tés, des joints ou des revê­te­ments minces et déco­ra­tifs de façades.

Plus sur­pre­nant encore, les redé­cou­vertes de livres anciens, tels les extra­or­di­naires X livres d’ar­chi­tec­ture de Vitruve1, pour­tant tra­duits en 1673 par l’ar­chi­tecte du roi Claude Per­rault, n’eurent, des seuls points de vue du maté­riau béton, aucun effet sur l’ar­chi­tec­ture de toutes ces périodes de grandes constructions.

Soudain Vicat sonne le réveil !

Le pre­mier virage fut en fait pris en 1756 par John Smea­ton, qui décou­vrit que les chaux les plus hydrau­liques, donc celles effec­tuant les meilleures » prises « , sont obte­nues à par­tir d’un mélange de cal­caire et d’ar­gile et non, comme on le croyait depuis tou­jours, de cal­caire pur. Il fal­lut pour­tant encore attendre près de quatre-vingts ans et toute la curio­si­té scien­ti­fique et la culture tech­no­lo­gique de Louis Vicat. Ingé­nieur des Ponts et Chaus­sées en poste en Dor­dogne, las d’at­tendre ses cré­dits de tra­vaux neufs, il étu­diait les mor­tiers (mélanges de sables et de liant) en vue de la fon­da­tion en rivière de piles de ponts quand, de 1812 à 1818, il éla­bo­ra les pre­miers élé­ments de la théo­rie de l’hy­drau­li­ci­té. Dans cette théo­rie, il carac­té­ri­sa le » pou­voir hydrau­lique » du liant arti­fi­ciel obte­nu par cuis­son et son évo­lu­tion en fonc­tion des teneurs res­pec­tives en cal­caire et en argile. L. Vicat 2 posa ain­si les bases scien­ti­fiques des ciments arti­fi­ciels et tra­ça les pre­mières adap­ta­tions de leurs pro­prié­tés en fonc­tion du dosage de cha­cun des consti­tuants. Quelque temps après, John Asp­din, en 1824, à Leeds, pro­po­sa une for­mule de ciment arti­fi­ciel appe­lé Port­land (pour sa res­sem­blance avec la roche grise extraite de la pres­qu’île de Port­land). Les pre­mières voies de recherches consa­crées aux liants hydrau­liques étaient ouvertes.

Il fal­lut alors moins de trois dizaines d’an­nées pour que la mise au point indus­trielle soit ren­due fiable par, notam­ment, Demarle, Léo­pold et Augus­tin Pavin de Lafarge, Pique­ty, L. Vicat…, et que les pre­miers ouvrages soient réalisés.

Par ailleurs, le prin­cipe de poutres com­po­sites com­pre­nant des arma­tures métal­liques pour équi­li­brer les efforts de trac­tion avait déjà été uti­li­sé par Jean-Bap­tiste Ron­de­let au xviiie siècle lors de la construc­tion en pierres du Pan­théon à Paris. Ce prin­cipe fut sin­gu­liè­re­ment repris et appli­qué au béton par le modeste chan­tier naval de Joseph Lam­bot en 1848 pour réa­li­ser une barque en béton armé, puis par le jar­di­nier pay­sa­giste Joseph Monier en 1849… pour des caisses à fleurs et à arbres avant que Fran­çois Coi­gnet en 1852 réa­lise les pre­mières appli­ca­tions en bâti­ment à Saint-Denis.

Après tant de siècles de rupture, la jonction avec Rome était enfin refaite !

À côté de Fran­çois Coi­gnet en France, en Alle­magne et en Autriche, A. Wayss exploi­ta les bre­vets de J. Monier et W. E. Ward en Angle­terre et, sur­tout, en Amé­rique du Nord recher­cha d’autres appli­ca­tions du béton armé notam­ment en pri­vi­lé­giant la pro­tec­tion contre l’in­cen­die des nom­breuses et grandes struc­tures métal­liques très en vogue à cette époque.

Après ces quelques années de concep­tions empi­riques, Fran­çois Hen­ne­bique ouvrit la voie du cal­cul et de la concep­tion modernes. De 1880 à 1900, les ouvrages en béton se mul­ti­plièrent. Charles Rabut3 créa, en 1898, à l’é­cole natio­nale des Ponts et Chaus­sées, le pre­mier cours de béton armé. Si le lec­teur m’au­to­rise une note per­son­nelle, je dirais que je suis très sen­sible à cette date puisque c’est exac­te­ment cent ans plus tard que j’ar­ri­ve­rai au terme légal de mes quinze ans de titu­laire de cette même chaire à l’é­cole des Ponts et Chaus­sées. Rap­pe­lons aus­si que l’ad­mi­nis­tra­tion fran­çaise publia, le 20 octobre 1906, le pre­mier règle­ment de cal­cul exis­tant au monde.

Une autre sin­gu­la­ri­té de l’his­toire du béton tient aux types d’in­no­va­tions que connut la construc­tion en béton de 1875 à 1975–1980.

Si l’on excepte quelques cas par­ti­cu­liers, il est frap­pant de consta­ter que durant ce siècle de très fort déve­lop­pe­ment mar­qué par des réa­li­sa­tions excep­tion­nelles, le béton est long­temps res­té, pour l’in­gé­nieur concep­teur-construc­teur, une » boîte noire » aux pro­prié­tés assez figées, » boîte noire » carac­té­ri­sée par ses seules pro­prié­tés méca­niques macro­sco­piques (résis­tance à la rup­ture, module d’é­las­ti­ci­té, coef­fi­cient de fluage…). Ain­si, au plan de la recherche et de l’in­no­va­tion, les efforts ont alors por­té sur les éco­no­mies d’éner­gie et de matières pre­mières asso­ciées à la pro­duc­tion des maté­riaux de base (ciments, gra­nu­lats), sur les choix de formes de struc­tures, sur l’a­mé­lio­ra­tion des tech­no­lo­gies de mise en œuvre, sur les asso­cia­tions macro­sco­piques acier-béton dans les grandes struc­tures, sur le déve­lop­pe­ment de la construc­tion par com­po­sants et sur les pro­cess visant à don­ner une redis­tri­bu­tion intel­li­gente des sol­li­ci­ta­tions dans la matière (l’in­ven­tion de la pré­con­trainte par Eugène Freys­si­net, en 1928, en est le meilleur exemple).

Un saut technologique : du béton… aux bétons

Après de longues décen­nies lais­sant les pro­prié­tés du béton sen­si­ble­ment à leur état d’o­ri­gine, les années 1980 virent quelques ingé­nieurs et quelques cher­cheurs avides de plu­ri­dis­ci­pli­na­ri­té s’as­so­cier pour » ouvrir la boîte noire » afin de don­ner de nou­velles pro­prié­tés construc­tives à ce maté­riau désor­mais deve­nu universel.

Ain­si naquit une nou­velle géné­ra­tion de bétons, bétons pour la pre­mière fois appe­lés par Roger Lacroix et moi-même, en 1981 et 1982, lors des Assises natio­nales de la Recherche, » bétons à hautes per­for­mances « 4 (BHP) et par­fois nom­més durant cette décen­nie par les res­pon­sables de l’A­me­ri­can Concrete Ins­ti­tute, » the French Approach « 5. Dans ces années 80, les pre­mières voies de recherche explo­rées en termes de pro­prié­tés construc­tives furent la mania­bi­li­té et la pom­pa­bi­li­té du béton frais, la résis­tance au très jeune âge, la réduc­tion de la poro­si­té et la résis­tance finale du béton dur­ci. Conçus par des ingé­nieurs inno­vants, dont Pierre Richard de l’en­tre­prise Bouygues fut au plan mon­dial le pion­nier, de nom­breux ouvrages per­mirent de valo­ri­ser ces pro­prié­tés en termes de délais d’exé­cu­tion, de faci­li­té de mise en œuvre, d’al­lè­ge­ment de formes, d’é­tan­chéi­té aux gaz ou encore de gains sur le coût des fondations.

Le pont de l’île de Ré, le via­duc de Sylans, l’Arche de la Défense, les 650 000 vous­soirs du tun­nel sous la Manche, l’arc de la Rance, la cen­trale nucléaire de Civaux et de très nom­breux élé­ments pré­fa­bri­qués en usine mar­quèrent en France plus qu’ailleurs les diver­si­tés d’emploi de ces nou­veaux bétons. Au plan scien­ti­fique, l’ob­ten­tion de ces BHP pro­ve­nait aus­si de l’a­dap­ta­tion aux pro­blé­ma­tiques de la construc­tion de résul­tats de recherches déve­lop­pées, en fait, pour d’autres sec­teurs indus­triels à plus forte valeur ajou­tée (telles les indus­tries phar­ma­ceu­tiques et agroa­li­men­taires avec les méca­nismes de déflo­cu­la­tion de grains). L’ob­ten­tion de ces BHP s’ap­puyait aus­si sur les trans­ferts de résul­tats de recherches rela­tives à l’op­ti­mi­sa­tion des empi­le­ments granulaires.

Les tra­vaux de Pierre-Gilles de Gennes et sur­tout d’É­tienne Guyon6 ont for­te­ment contri­bué à nous aider à conce­voir, en les appli­quant à notre maté­riau, l’in­té­rêt consi­dé­rable de » bétons à quatre échelles de grains » (cailloux, sables, ciments et ultra­fines). La concré­ti­sa­tion, notam­ment par Fran­çois de Lar­rard7 dans mon équipe du LCPC, de l’i­dée de cette qua­trième échelle de grains par des ultra­fines (0,1 micron), concré­ti­sa­tion indis­pen­sable au ren­for­ce­ment de la com­pa­ci­té du mélange gra­nu­laire, allait, par rico­chet, révo­lu­tion­ner l’in­dus­trie de l’ad­ju­van­ta­tion jus­qu’a­lors modes­te­ment développée.

En effet, à ces dimen­sions micro­sco­piques, les phé­no­mènes de flo­cu­la­tion doivent impé­ra­ti­ve­ment être maî­tri­sés par des plas­ti­fiants déflo­cu­lants per­for­mants mais dont l’ac­tion chi­mique ne doit en rien per­tur­ber la qua­li­té des réac­tions d’hy­dra­ta­tion du ciment. Il y avait là un défi majeur pour l’in­dus­trie cimen­tière et l’in­dus­trie chi­mique qui ont accom­pli, ensemble, de gros efforts de recherche pour trou­ver de nou­velles géné­ra­tions de molé­cules à emplois aisés, à fia­bi­li­té de résul­tats sur la mise en œuvre robustes et donc à moindre sen­si­bi­li­té aux aléas de chantier.

Dans le même temps, des études mul­tié­chelles ont abou­ti à des modé­li­sa­tions pré­dic­tives des effets cou­plés chi­miques-méca­niques-ther­miques (Paul Acker8, Pierre-Claude Aït­cin9) durant les phases de chan­ge­ment d’é­tat du béton et durant les phases de dur­cis­se­ment et de vieillis­se­ment. De même, d’autres études mul­tié­chelles ont mon­tré tout l’in­té­rêt de déve­lop­per de nou­velles familles de fibres et de micro­fibres dont l’emploi modi­fie désor­mais radi­ca­le­ment les pro­prié­tés construc­tives du com­po­site (Pierre Ros­si10).

Des avancées sociales et environnementales induites

L’in­té­rêt de ces nou­veaux bétons, qu’ils s’ap­pellent BHP, BUHP (bétons à ultra-hautes per­for­mances), BAP (bétons auto­pla­çants) ou autres…, est certes d’a­bord d’ordre méca­nique tant il est vrai que l’on peut désor­mais consi­dé­ra­ble­ment varier la rhéo­lo­gie et les capa­ci­tés d’é­cou­le­ment du béton à l’é­tat frais d’une part, la résis­tance, l’é­las­ti­ci­té, le fluage, la poro­si­té ou encore la rugo­si­té de sur­face du béton dur­ci, d’autre part.

Mais je tiens à affir­mer qu’il est et qu’il sera sur­tout d’ordre social et envi­ron­ne­men­tal. En effet, ces bétons modi­fient pro­fon­dé­ment les condi­tions de tra­vail sur le chan­tier ou à l’u­sine de pré­fa­bri­ca­tion : pom­pages sys­té­ma­tiques, dis­pa­ri­tion de la si bruyante et si pénible vibra­tion, acqui­si­tion rapide de la résis­tance, rhéo­lo­gie adap­table à la nature et aux dimen­sions de l’ou­vrage, etc., signi­fiant en fait réduc­tion consi­dé­rable de la péni­bi­li­té et donc de l’ac­ci­den­ta­bi­li­té, réduc­tion des maté­riels de chan­tiers, forte réduc­tion des nui­sances pour le voi­si­nage, réduc­tion des délais de fabri­ca­tion et donc des durées de chantiers.

Le concep­teur doit désor­mais s’ap­pro­prier tous ces poten­tiels d’a­mé­lio­ra­tion. Il va aus­si, sous réserve de cette appro­pria­tion en vue d’une approche sys­té­mique de son pro­jet, conce­voir un ouvrage plus économique.

Dès aujourd’­hui, grâce à la très grande qua­li­té de nos entre­prises et de nos indus­triels du maté­riau, de nom­breuses réa­li­sa­tions récentes effec­tuées en France, un des pays pilotes dans ce domaine, montrent que ces bétons sont poten­tiel­le­ment livrables en tous points du ter­ri­toire et sont adap­tés, à condi­tion qu’il y ait une réflexion ini­tiale, à tous les types et toutes les dimen­sions de chan­tiers, des plus impor­tants aux plus modestes…

Ces réa­li­sa­tions, au bilan tou­jours posi­tif, sont aus­si l’oc­ca­sion d’at­ti­ser les regrets que l’on a d’ob­ser­ver encore trop sou­vent, sur beau­coup d’autres pro­jets, la fri­lo­si­té de cer­tains pres­crip­teurs dont les for­ma­tions ini­tiale et conti­nue semblent vrai­ment par­fois, quel que soit leur âge, avoir été reçues bien avant le saut tech­no­lo­gique des années 80 ! Je regrette que ces carences de for­ma­tion des­servent gra­ve­ment les inté­rêts bien com­pris du maître d’ou­vrage en matière de qua­li­té, d’é­co­no­mie et de coûts de main­te­nance future. Elles des­servent aus­si les inté­rêts de notre socié­té en matière d’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions de tra­vail, de res­pect de l’en­vi­ron­ne­ment et de déve­lop­pe­ment durable. Elles entravent enfin la valo­ri­sa­tion des grandes capa­ci­tés d’in­no­va­tion de nos entre­prises et de nos industriels.

Archimède et Démocrite complices du futur

Par ailleurs, aujourd’­hui, nous sommes quelques-uns à dire que s’a­morce déjà un autre saut tech­no­lo­gique, celui qui va résul­ter de nou­velles approches de notre com­po­site à l’é­chelle nanométrique.

À cette échelle, des tra­vaux explo­ra­toires majeurs laissent espé­rer, dans un délai rai­son­nable, une très grande maî­trise des phé­no­mènes qui condi­tionnent à la fois les qua­li­tés de l’hy­dra­ta­tion et la maî­trise de la rhéo­lo­gie dans tous les régimes tran­si­toires par les­quels passent la mise en œuvre, la prise, le dur­cis­se­ment et le vieillis­se­ment du béton. Nous ne cite­rons qu’un exemple. Les tra­vaux très récents de Paul Jouan­na11 pro­posent une approche tota­le­ment nou­velle dite phé­no-cor­pus­cu­laire de notre » vieux » maté­riau en affron­tant le fos­sé spa­tio­tem­po­rel macro-nano par imbri­ca­tion de l’ex­pé­ri­men­ta­tion phé­no­mé­no­lo­gique qui a été à la base du point de vue d’Ar­chi­mède et de la modé­li­sa­tion cor­pus­cu­laire qui, après son extra­or­di­naire intui­tion de l’a­tome, était sans doute le rêve de Démocrite.

Cette approche est par­ti­cu­liè­re­ment riche d’es­pé­rances tant en matière de concep­tion de nou­veaux adju­vants que d’é­la­bo­ra­tion de types de ciments et de for­mu­la­tions de bétons encore plus opti­mi­sées, ou que de pro­cé­dures fiables de contrôle conti­nu de la qua­li­té du maté­riau au cours de son élaboration.

Bref, les déve­lop­pe­ments scien­ti­fiques actuels sur ce maté­riau que tant croyaient si tein­té d’ar­chaïsme il y a quelques décen­nies sont en train de bou­le­ver­ser et bou­le­ver­se­ront plus encore les résul­tats éco­no­miques, esthé­tiques, sociaux et envi­ron­ne­men­taux de l’acte de construire.

L’é­norme mar­ché mon­dial des seules construc­tions cou­rantes consomme annuel­le­ment plus de 85 % du béton pro­duit. Sur ce mar­ché, l’ap­pro­pria­tion par les construc­teurs des pos­si­bi­li­tés qu’offrent toutes les nou­velles per­for­mances de ces bétons actuels et futurs com­mence à se tra­duire et va se tra­duire plus encore dès la pro­chaine décen­nie par la réa­li­sa­tion de construc­tions très por­teuses de déve­lop­pe­ment durable. Il ne fait pour moi aucun doute que les poten­tiels d’a­dap­ta­tion dans le temps du » bâti » aux évo­lu­tions des besoins de l’homme et de la socié­té vont s’en trou­ver très consi­dé­ra­ble­ment renforcés.

S’a­gis­sant des construc­tions plus excep­tion­nelles, après Nor­man­die, Mil­lau, l’o­pé­ra de Pékin et bien d’autres remar­quables ouvrages, Michel Vir­lo­geux, Ber­nard Tar­dieu, Paul Andreu, Rudy Ric­ciot­ti et tous les concep­teurs, ingé­nieurs ou archi­tectes les plus inno­vants, en conti­nuant d’or­ches­trer l’u­ti­li­sa­tion de ces nou­veaux maté­riaux, ne man­que­ront pas d’oc­ca­sions de nous faire encore rêver à d’autres grands pro­jets que les entre­prises et les indus­triels fran­çais sau­ront par­fai­te­ment réa­li­ser à tra­vers le monde.

J’es­père avoir un peu contri­bué à mon­trer au lec­teur que, depuis Rome, l’é­vo­lu­tion de notre maté­riau n’a tou­jours été carac­té­ri­sée que par des périodes « dor­mantes » entre­cou­pées de sauts tech­no­lo­giques. Depuis l’é­poque romaine, ces sauts tech­no­lo­giques ont tous été mar­qués, au plan scien­ti­fique, par la trans­ver­sa­li­té et la plu­ri­dis­ci­pli­na­ri­té, au plan tech­no­lo­gique, par la prise de conscience d’un point de blo­cage au déve­lop­pe­ment de la socié­té et, au plan humain, par la ren­contre d’un savant et d’un ingé­nieur… sauf quand par­fois, n’est-ce pas Louis Vicat, le même homme était les deux.

Ain­si, il ne fait pour moi aucun doute que l’a­ve­nir de la recherche rela­tive au béton ne pour­ra se faire que dans des « ate­liers » plu­ri­dis­ci­pli­naires pro­pices au dia­logue entre phy­si­ciens, chi­mistes, méca­ni­ciens, géo­logues, mathé­ma­ti­ciens et biologistes.

Cette condi­tion néces­saire étant assu­rée, elle ne devien­dra condi­tion suf­fi­sante de grande réus­site que si ces « ate­liers » sont aus­si le lieu pri­vi­lé­gié d’é­coute des meilleurs archi­tectes, des meilleurs urba­nistes, des meilleurs ingé­nieurs de concep­tion, des meilleurs ingé­nieurs de pro­duc­tion et des meilleurs spé­cia­listes d’environnement.

Enfin, nous ne devons pas oublier que, lors des sauts tech­no­lo­giques anté­rieurs, cer­taines des étin­celles, qui ont déclen­ché le pro­grès des pro­cess rela­tifs à notre maté­riau, ont été appor­tées, comme on l’a vu, au xixe siècle par un construc­teur de bateaux et par un fleu­riste pay­sa­giste puis, plus près de nous, pour la déflo­cu­la­tion, par un phar­ma­cien et par un chi­miste mino­tier. Ces « ate­liers » gagne­ront donc tou­jours à être aus­si le lieu d’ac­cueil régu­lier des meilleurs inno­va­teurs des autres sec­teurs indus­triels, fussent-ils très éloi­gnés du sec­teur de la construction.

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1. VITRUVE, Les dix livres d’ar­chi­tec­ture, Ier siècle av. J.-C. (tra­duc­tion par C. PERRAULT, 1673), Paris, Bal­land, 1979, 350 p.
2. VICAT L., Recherches expé­ri­men­tales sur les chaux de construc­tion, les bétons et les mor­tiers ordi­naires, 1818, Paris, Gou­jon, XII-103-XXV p.
3. RABUT C., Cours de construc­tion en béton armé — Notes prises par les élèves, 1899, École natio­nale des Ponts et Chaus­sées, Paris.
4. MALIER Y., Les bétons à hautes per­for­mances — Du maté­riau à l’ou­vrage, 1990, Paris, Presses de l’ENPC, 2e éd., 550 p. (in English, Spon-Chap­man and Hall — New York 1992).
5. MALIER Y., The French Approach to using HPC, July 1991, Concrete Inter­na­tio­nal, Ame­ri­can Concrete Ins­ti­tute — Vol 13, n° 7, p. 28–33, New York (titre de G. LEIGH, pré­sident délé­gué de l’ACI).
6. GUYON É., HULIN J.-P., Gra­nites et fumées, un peu d’ordre dans les mélanges, 1997, Pré­face de P.-G. DE GENNES, Odile Jacob Sciences, 283 p.
7. de LARRARD F., For­mu­la­tions et pro­prié­tés des bétons à hautes per­for­mances, 1988, Paris, Rap­port de recherche du LCPC, 335 p.
8. ACKER P., Com­por­te­ment méca­nique du béton — Apport de l’ap­proche phy­si­co-chi­mique, 1988, Paris, Rap­port de recherche du LCPC.
9. AÏTCIN P.-C., Les bétons haute per­for­mance, 2001, Paris, Eyrolles, 680 p.
10. ROSSI P., Les bétons de fibres métal­liques, 1998, Paris, Presses des Ponts et Chaus­sées, 312 p.
11. JOUANNA P., Approche phé­no-cor­pus­cu­laire de phases et nano­phases. Voies ouvertes en sciences des géo­ma­té­riaux, 2005, Mémoire de recherche, Uni­ver­si­té de Mont­pel­lier-II, 240 p.

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