Créer une université de la Francophonie au Vietnam

Dossier : ExpressionsMagazine N°695 Mai 2014
Par Phong Tuan NGHIEM (56)

Une uni­ver­si­té créée dans un pays émergent est une aide impor­tante pour ce pays, au même titre qu’une aide éco­no­mique. Mais elle a une action plus pro­fonde et plus durable. Une uni­ver­si­té forme l’élite d’une nation.

Elle forme des hommes qui vont for­mer d’autres hommes. Elle aide une nation à se construire elle-même. Créer une uni­ver­si­té dans un pays, c’est comme apprendre à un affa­mé à fabri­quer une canne à pêche plu­tôt que de lui don­ner du poisson.

Des universités pour la francophonie

Par l’université se trans­mettent les valeurs d’une socié­té. Les civi­li­sa­tions naissent et meurent. La civi­li­sa­tion aujourd’hui est por­tée par l’Occident (qui inclut le Japon, la Corée du Sud, Taï­wan, Singapour).

Anglais et langues locales

Dans le monde d’aujourd’hui, pour être réaliste, on ne peut pas ignorer la position dominante de l’anglais. Une université de la Francophonie ne peut pas ne pas lui faire une place. Il faudra sans doute aussi faire une place à la langue locale. Aujourd’hui, et pour l’avenir, on peut envisager d’enseigner en français, en dehors de la langue et de la civilisation française, les mathématiques, la gestion des entreprises, et au Vietnam, la médecine.

Mais une uni­ver­si­té de la Fran­co­pho­nie a bien sûr aus­si pour ambi­tion la défense de la langue française.

L’école fran­çaise de mathé­ma­tiques a une place émi­nente dans le monde. Un ensei­gne­ment des mathé­ma­tiques en fran­çais pour­ra se faire accep­ter, notam­ment au Viet­nam, si l’on ne tarde pas trop, car le choc de la médaille Fields attri­buée à Ngô Bao Châu en 2011 donne à la langue fran­çaise un pres­tige considérable.

Pour la ges­tion des entre­prises, la bataille contre l’Amérique sera rude. Mais les ensei­gne­ments qui sont don­nés à l’école des Mines ou à l’université Paris-Dau­phine sont de qua­li­té. Un pro­blème dif­fi­cile est celui des débou­chés. Ce sont les entre­prises fran­çaises qui peuvent jouer un rôle en embau­chant des étu­diants issus de cet enseignement.

La francophonie au Vietnam

La réus­site d’une uni­ver­si­té dépend de la qua­li­té de ses ensei­gnants, mais aus­si de celle de ses étu­diants. De ce point de vue, l’un des pays émer­gents où une uni­ver­si­té a le plus de chances de réus­sir est sans doute le Viet­nam. La médaille Fields de 2011 est un arbre qui ne doit pas cacher la forêt.

Au Vietnam, il y a une tradition millénaire d’attachement aux études

Dans les grandes écoles et les uni­ver­si­tés fran­çaises, nom­breux sont les pro­fes­seurs d’origine viet­na­mienne. Nom­breux sont les Viet­na­miens ou Fran­çais d’origine viet­na­mienne reçus dans notre École. C’est qu’au Viet­nam il y a une tra­di­tion mil­lé­naire d’attachement aux études.

En 2002, notre cama­rade Y‑Lan Bou­reau a été reçue à l’École, la pre­mière de sa liste. Son cas est remar­quable parce que quelques années aupa­ra­vant elle avait obte­nu trois pre­miers prix au Concours géné­ral en latin et en grec.

Sans rien oublier de la contri­bu­tion pater­nelle (milieu uni­ver­si­taire), on peut noter que, par filia­tion mater­nelle, ses ancêtres au Viet­nam remontent aux guerres contre les Mon­gols au XIIIe siècle, et depuis ont été reçus à tous les concours.

Au Viet­nam, ces anciennes familles existent tou­jours et attendent seule­ment l’occasion de briller de nou­veau. On peut aus­si comp­ter sur la fer­veur géné­rale de tout un peuple, pour que des capa­ci­tés encore non détec­tées émergent de ses pro­fon­deurs. Une uni­ver­si­té de haut niveau au Viet­nam aura de très bons étudiants.

De nom­breuses uni­ver­si­tés existent déjà au Viet­nam, dans les prin­ci­pales villes du pays. Mais la fran­co­pho­nie peut avoir l’ambition d’y créer une uni­ver­si­té qui, à terme, sera par­mi les pre­mières du monde.

Prestige de la médecine française

En ce qui concerne la médecine, au Vietnam l’école française a une longue tradition. C’est dans ce domaine que l’apport français est reconnu avec le plus de ferveur. Les rues à Hanoï, à Saïgon, à Danang, à Dalat et en d’autres lieux, portent encore les noms de Pasteur, de Calmette, de Yersin (le pasteurien qui a identifié le bacille de la peste).

Un site exceptionnel

Dalat et ses envi­rons offrent sans doute le meilleur site pour l’implantation d’un ensemble uni­ver­si­taire ambi­tieux. À 1 500 mètres d’altitude, son cli­mat est tem­pé­ré. Le cadre est sédui­sant pour ensei­gnants et cher­cheurs. Le gou­ver­ne­ment viet­na­mien pré­voit déjà d’y créer un pôle uni­ver­si­taire, le pôle du Lam Dong, dans lequel l’université de la Fran­co­pho­nie pour­rait trou­ver sa place.

Du point de vue stric­te­ment fran­çais, Dalat a une valeur sen­ti­men­tale. C’est un petit coin de France, un site décou­vert par Alexandre Yer­sin en 1893. La ville a été fon­dée par un décret du Gou­ver­ne­ment géné­ral de l’Indochine. Éloi­gné des centres d’activité tra­di­tion­nels du Viet­nam, Dalat est le lieu idéal pour créer de toutes pièces un pôle cultu­rel pour toute l’Asie du Sud-Est.

La communauté polytechnicienne pourrait jouer un rôle

Dalat a déjà deux uni­ver­si­tés, celle qui porte le nom de la ville, et l’université Yer­sin. Mais elles ne sont pas à l’échelle de celles de Hanoï ou de Saï­gon. Le site n’offre pas un envi­ron­ne­ment éco­no­mique tout prêt à accueillir une entre­prise qui s’y ins­talle. Il faut tout créer : les loge­ments pour les hommes, le sup­port de la vie de tous les jours, les indus­tries, les com­merces, les acti­vi­tés artis­tiques et cultu­relles, etc.

La créa­tion d’une grande uni­ver­si­té à Dalat serait ana­logue à celle de Bra­si­lia au Brésil.

Les difficultés du projet

Créer une uni­ver­si­té de la Fran­co­pho­nie à Dalat serait un pro­jet gran­diose qui remet­trait en cause la poli­tique de coopé­ra­tion de la France avec le Viet­nam, parce que, sur le plan pré­cis de la for­ma­tion, il existe déjà une coopé­ra­tion sur un ins­ti­tut de mathé­ma­tiques à Hanoï. Ce pro­jet exi­ge­rait sur­tout d’immenses moyens, et bien sûr l’accord des auto­ri­tés viet­na­miennes. L’enthousiasme du côté viet­na­mien ne manque pas.

Au mois de mars 2011, l’Association Ada­ly1 (Amis de Dalat sur les traces d’Alexandre Yer­sin) a orga­ni­sé deux jour­nées de la Fran­co­pho­nie à Dalat, lors des­quelles le pré­sident du Comi­té du Peuple pour la pro­vince s’est mon­tré enthou­siaste. Il a pré­ci­sé que toutes les faci­li­tés seraient don­nées à une uni­ver­si­té qui se crée­rait dans la pro­vince, ain­si qu’aux entre­prises, viet­na­miennes ou étran­gères, qui vien­draient y ins­tal­ler les infra­struc­tures nécessaires.

Appel aux investisseurs privés

Mais le prin­ci­pal pro­blème est le finan­ce­ment. Si l’argent public manque, on pour­rait faire appel aux capi­taux pri­vés. Har­vard, modèle pour les uni­ver­si­tés du monde, est bien une uni­ver­si­té pri­vée, créée sur une ini­tia­tive pri­vée. Beau­coup d’instituts de for­ma­tion supé­rieure et quelques uni­ver­si­tés pri­vées existent au Viet­nam. Dans un pays où chaque famille rêve d’envoyer ses enfants à l’université, la for­ma­tion est une acti­vi­té rentable.

À côté de l’enseignement il y a aus­si le loge­ment des ensei­gnants et des étu­diants. Si on leur concède ce sec­teur, des inves­tis­seurs au Viet­nam seraient prêts à s’engager si l’entreprise est par­rai­née par la France. Le gou­ver­ne­ment viet­na­mien a créé un centre d’affaires inter­na­tio­nal dans le Grand Hanoï avec d’impressionnants immeubles à louer. C’est un modèle dont on peut s’inspirer.

L’exemple des saint-simoniens

La com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne pour­rait jouer un rôle. Au XIXe siècle, les saint-simo­niens, de filia­tion poly­tech­ni­cienne, ont contri­bué au déve­lop­pe­ment du Bré­sil, notam­ment par la construc­tion des che­mins de fer. Les Bré­si­liens n’ont pas oublié.

Une université qui gagne de l’argent ?

Une université qui gagne de l’argent peut être mal perçue. Mais si les capitaux privés lui permettent d’exister, pour le bien de la francophonie, de la France et du Vietnam, pourquoi rejeter l’idée ? Du reste, on pourrait limiter la concession à cinquante ans ou à cent ans, après quoi ce serait une fondation qui prendrait la place.

Pour­quoi les poly­tech­ni­ciens n’investiraient- ils pas aujourd’hui dans la for­ma­tion au Viet­nam, qui est une entre­prise ren­table ? Qui de sur­croît lais­se­rait une trace durable. Les che­mins de fer ont vite été dépas­sés par d’autres tech­niques. Une uni­ver­si­té vit, s’adapte et dure, per­pé­tuant l’œuvre de la fran­co­pho­nie à tra­vers les siècles.

Aujourd’hui que les éco­no­mies déve­lop­pées sont en crise et que les pays émer­gents connaissent encore la crois­sance, un inves­tis­se­ment dans ces pays est pour les pre­mières une chance. La demande de for­ma­tion dans ces pays va croître avec leur PIB, et à un rythme encore plus rapide.

Un inves­tis­se­ment dans la for­ma­tion dans ces pays rap­por­te­ra en même temps qu’il contri­bue­ra à ren­for­cer la paix dans le monde.

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1. ADALY (Amis de Dalat sur les traces d’Alexandre Yer­sin), cour­riel : ada­lyen [at] yahoo.fr. Pré­si­dente : Dr Anna Owhadi-Richardson.

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