Courrier des lecteurs

Dossier : ExpressionsMagazine N°611 Janvier 2006

À pro­pos de l’ar­ticle de Claude Thé­lot (65), « Faire réus­sir tous les élèves, notam­ment les plus dému­nis », Forum social, n° 608, octobre 2005

Je sou­hai­te­rais appor­ter quelques brèves remarques com­plé­men­taires à l’ar­ticle de notre cama­rade Claude Thé­lot, publié dans La Jaune et la Rouge d’oc­tobre 2005. Cet article me semble assez éclai­rant lors­qu’on le met en paral­lèle, d’une part avec la très grave crise que notre pays vient de connaître, d’autre part avec le malaise géné­ral de notre socié­té, l’ab­sence com­plète d’am­bi­tion à long terme des » élites « , en dehors de celles de car­rière, la perte très grave de légi­ti­mi­té de la repré­sen­ta­tion. De nom­breux obser­va­teurs, pro­fes­sion­nels ou non de l’a­na­lyse socio­lo­gique et psy­cho­lo­gique, s’ac­cordent à pen­ser que la crise est en grande par­tie cau­sée par la faillite com­plète du sys­tème sco­laire, de l’é­cole mater­nelle à l’u­ni­ver­si­té, plus géné­ra­le­ment du sys­tème édu­ca­tif, consé­quence du déploie­ment idéo­lo­gique qui a inves­ti l’é­cole, l’u­ni­ver­si­té et la recherche, depuis ces trente-cinq der­nières années. La loi sur l’é­cole, pro­mul­guée par le pré­cé­dent gou­ver­ne­ment, n’est que l’ac­tua­li­sa­tion se pour­sui­vant de cette idéo­lo­gie et donc d’o­pi­nions, mal­heu­reu­se­ment relayées par la com­mis­sion Thé­lot (voir aus­si notes 1 et 2).

Les deux ques­tions qu’il aurait fal­lu avant tout se poser sont celles de la nature même de l’é­cole et de la notion de » réus­site « . La mis­sion fon­da­men­tale des pro­fes­seurs n’est pas d’é­du­quer, mais d’ins­truire : le chan­ge­ment de déno­mi­na­tion du minis­tère de l’Ins­truc­tion publique en minis­tère de l’É­du­ca­tion natio­nale fut déjà un contre­sens. L’é­du­ca­tion est essen­tiel­le­ment l’af­faire des familles, ensuite de l’en­tou­rage des enfants, dont font par­tie l’é­cole ou le lycée bien enten­du. Mais le rôle fon­da­men­tal de l’é­cole, du col­lège et du lycée reste la trans­mis­sion des savoirs et de la culture, que cela plaise ou non aux idéologues.

C’est pour­quoi nous ne répé­te­rons jamais assez, contrai­re­ment à C. Thé­lot, que le métier d’en­sei­gnant doit res­ter concen­tré sur la trans­mis­sion des savoirs, parce que cette trans­mis­sion réus­sie est la condi­tion fon­da­men­tale des pro­grès des élèves. Voi­là pour­quoi les prin­cipes de l’é­cole sont dif­fé­rents de ceux de la socié­té : l’é­cole est le lieu où sont sus­pen­dus tous les pou­voirs, poli­tique, éco­no­mique, le pou­voir des asso­cia­tions, celui des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, de la police, des entre­prises et évi­dem­ment des médias. En ce sens, l’é­cole doit être fer­mée et sur­tout pas ouverte. C’est en effet le sens éty­mo­lo­gique du mot « école », qui signi­fie « oisi­ve­té », non pas le lieu de la fai­néan­tise, mais le lieu où les élèves (ou les étu­diants pour l’u­ni­ver­si­té) sont jus­te­ment dis­pen­sés des tâches et sou­cis de la vie exté­rieure et de ses pou­voirs pour se concen­trer sur leurs études, et donc sur la contem­pla­tion et la réflexion qui vont avec.

C’est pour­quoi les ensei­gnants sont encore moins des « res­sources » gérables et contrô­lables que toute per­sonne : d’ailleurs, la « ges­tion des per­sonnes » quelles qu’elles soient est un concept vide, contrai­re­ment à ce qu’af­firme C. Thé­lot. Et les élèves ne s’y trompent pas : ils recon­naissent tout de suite les opé­ra­tions de poudre aux yeux, ils détectent intui­ti­ve­ment ceux qui leur vendent du vent et aux­quels ils ne témoignent, à juste titre, aucune consi­dé­ra­tion. C’est encore pour­quoi l’i­dée de contrat : « École, État, élus ter­ri­to­riaux », héri­tée d’un » rous­seauisme » mal assi­mi­lé n’a pas de sens, car l’É­tat ne peut pas s’en­ga­ger par contrat, encore moins avec ses propres ins­ti­tu­tions, et les élus locaux n’ont pas à inter­fé­rer avec le fonc­tion­ne­ment interne de l’é­cole, pas plus que les cler­gés ou les médias.

Ensuite, la » réus­site » : évi­dem­ment, tout le monde sou­haite que les élèves réus­sissent ! Mais qu’est-ce que cela signi­fie ? Que veulent dire une ins­truc­tion, un ensei­gne­ment réus­sis ? Ris­quons une réponse : cela signi­fie rendre les élèves ou les étu­diants auto­nomes, res­pon­sables, aptes à pen­ser seuls, s’il le faut contre tous. Natu­rel­le­ment, cela implique leur don­ner une solide for­ma­tion géné­rale, fon­dée sur l’en­sei­gne­ment de prin­cipes fon­da­men­taux, plu­tôt que l’ap­pren­tis­sage de tech­niques éphé­mères, de façon à ne pas les lais­ser intel­lec­tuel­le­ment et mora­le­ment dému­nis face aux pou­voirs, par exemple s’ils doivent chan­ger de profession.

Mais, pré­ci­sé­ment, n’est-ce pas cette réus­site-là que ces mêmes pou­voirs veulent à tout prix évi­ter, afin de contrô­ler le réser­voir de main-d’oeuvre, de faire consom­mer sans rechi­gner, d’é­vi­ter les votes désa­gréables pour le pou­voir poli­tique, émis par des per­sonnes qui essaient encore de réflé­chir, en un mot, de « fabri­quer du cré­tin » ? (voir 2). N’est-ce donc pas cette réus­site-là que nos idéo­logues, au ser­vice de ces mêmes pou­voirs, veulent faire échouer ?

___________________________________
1.
B. KUNTZ, A. PÉCHEUL. Les déshé­ri­tés du savoir. Veut-on chan­ger l’é­cole ? Éd. Fri­son-Roche (1996).
2. J.-P. BRIGHELLI. La fabrique du cré­tin. La mort pro­gram­mée de l’é­cole. Éd. J.-C. Gaw­se­witch (2005).

Poster un commentaire