Courrier des lecteurs

Dossier : ExpressionsMagazine N°568 Octobre 2001

À propos de l’article de Gérard Pilé (41) paru dans le n° 561, janvier 2001, et du commentaire de Jean-Nicolas Pasquay (54) paru dans le n° 566, juin-juillet 2001

J’ai lu avec beau­coup d’intérêt l’article en réfé­rence et les com­men­taires de Jean-Nico­las Pasquay

Je vis en effet depuis deux ans à Ber­lin et observe avec un inté­rêt ami­cal et euro­péen le pro­ces­sus en cours de la réuni­fi­ca­tion de l’Allemagne. L’histoire de l’Allemagne et de la Prusse est à l’arrière-plan de ce pro­ces­sus ; la connais­sance et la conscience qu’en ont nos amis alle­mands sont une source de réflexion importante.

Signa­lons à ce pro­pos qu’au moment de la paru­tion de votre article, l’Allemagne célé­brait, dis­crè­te­ment, le tri­cen­te­naire de la fon­da­tion du royaume de Prusse (cou­ron­ne­ment de Fré­dé­ric Ier à König­sberg le 18 jan­vier 1701). Quelques jour­naux d’opinion, quelques intel­lec­tuels com­men­tèrent l’ascension et la chute de l’État prus­sien (1701−1945).

À la lumière de ces réflexions, on ne peut qu’être en désac­cord avec le point de vue déve­lop­pé par J.-N. Pas­quay qui, au nom de rup­tures sur­ve­nues dans la poli­tique prus­sienne lors de son inté­gra­tion dans l’Allemagne, récuse “ l’enchaînement ” his­to­rique qui lie la Prusse au IIIe Reich.

J’explique plus loin mon point de vue sur le fond.

Et je sou­ligne d’abord que le constat de cet enchaî­ne­ment fut une consi­dé­ra­tion com­mune aux Alliés, aux Sovié­tiques et aux Alle­mands en 1945, ce qui reste aujourd’hui très impor­tant pour la nou­velle uni­té allemande.

En effet, dans la Loi fon­da­men­tale alle­mande de 1947 (comme le rap­pe­lait Marion Grä­fin Dön­hoff dans un article sur la Prusse parue il y a six mois dans die Zeit), la dis­pa­ri­tion de l’État de Prusse a été pres­crite au motif des méfaits du mili­ta­risme prus­sien et de son rôle dans l’aventure nazie. Et si cette Loi ne s’applique que depuis onze ans dans les “ nou­veaux Bun­deslän­der ”, la dénon­cia­tion com­mune du mili­ta­risme prus­sien était un des points d’unité poli­tique entre la RDA et la RFA (char­gé d’ambiguïté, par ailleurs).

On peut même dire que la réuni­fi­ca­tion poli­tique de l’Allemagne, dif­fi­cile à bien des égards, a, par­mi ses “ fon­da­men­taux ” incon­tes­tés, le rejet du com­por­te­ment de conquête que sous-enten­dait le sys­tème prus­sien. Cette base “ paci­fique ”, fon­dée sur une ana­lyse com­mune des évé­ne­ments his­to­riques, est à la fois une chance pour l’Allemagne et ses voi­sins amis.

Sur le fond, il me paraît jus­ti­fié d’affirmer qu’entre la vieille Prusse et le IIIe Reich, il y eut à la fois enchaî­ne­ment et ruptures.

Concer­nant les rup­tures, trois commentaires :

La dis­pa­ri­tion de l’État de droit. L’État de droit, éla­bo­ré au XVIIIe siècle, sous l’impulsion du grand Fré­dé­ric, avait subi de nom­breuses égra­ti­gnures avant même que Hit­ler accède au pou­voir. À noter que, for­mel­le­ment, cette prise de pou­voir fut légale, puisqu’elle résul­ta des élec­tions natio­nales de 1933, puis d’une loi de pleins pou­voirs que vota le Reichs­tag (par­tiel­le­ment sous la contrainte, certes). Mais avant Hit­ler, l’Allemagne avait connu les assas­si­nats poli­tiques à l’encontre des signa­taires du Trai­té de Ver­sailles, le putsch de Kapp, la révolte spar­ta­kiste. En 1914, l’accord sur la neu­tra­li­té de la Bel­gique avait été trai­té de chif­fon de papier. Quant à l’annexion des “ duchés ” ou celle de l’Alsace-Lorraine, elles ont illus­tré le droit de conquête, mais cer­tai­ne­ment pas le droit des peuples. Bis­marck disait que l’Allemagne devait se faire par le fer et le sang.

En fait, la Prusse du XIXe et du XXe siècle avait éla­bo­ré une forte tra­di­tion bureau­cra­tique, sen­sible encore aujourd’hui, effec­ti­ve­ment favo­rable au main­tien d’un droit inté­rieur. Le para­doxe de la Prusse, ce fut la contra­dic­tion entre ce res­pect du droit à l’intérieur et la poli­tique de conquête à l’extérieur.

• La deuxième rup­ture est bien la chute de Bis­marck, qui avait joué en Machia­vel du natio­na­lisme alle­mand pour conso­li­der la place de la Prusse, mais qui ne pou­vait avoir de suc­ces­seur pour un jeu si ambi­gu. Comme beau­coup d’hommes de pou­voir, à l’entour des­quels se crée un vide, Bis­marck n’a pas pu, ni vrai­ment vou­lu, pré­pa­rer sa suc­ces­sion. Pire même, après sa chute, il s’ingénia à désta­bi­li­ser Guillaume II par un jeu de cri­tiques plus ou moins publiques, qui n’eurent pour effet que de ren­for­cer la para­noïa du monarque taré.

En fait il n’y avait plus de pilote dans l’avion, mais, en matière de poli­tique étran­gère, un équi­page qui tirait à hue et à dia et accu­mu­lait les contra­dic­tions. D’une part on renouait avec une très ancienne poli­tique agres­sive à l’égard de la Rus­sie, les plus orien­taux des Jun­ker déci­dés à com­battre toute forme de natio­na­lisme slave sur, ou au bord de leurs pro­prié­tés lati­fun­diaires, d’autre part on conti­nuait à nour­rir le natio­na­lisme de la Prusse et du reste de l’Allemagne en s’ingéniant à pro­vo­quer la France, et même l’Angleterre et les États-Unis. Bis­marck, lui, comme ses pré­dé­ces­seurs, avait tou­jours ména­gé soi­gneu­se­ment l’ours russe au moment où il souf­flait sur les braises du natio­na­lisme anti-français.

• La troi­sième rup­ture est bien la dépos­ses­sion des res­pon­sables poli­tiques et mili­taires prus­siens de leur direc­tion de l’armée alle­mande, par Hit­ler. En contre­point, la par­ti­ci­pa­tion active des Prus­siens (cercle de Krei­sau) à la résis­tance alle­mande et au coup d’État man­qué du 20 juillet 1944, et le prix atroce qu’ils en payèrent. Cette par­ti­ci­pa­tion et l’esprit idéa­liste qui ins­pi­ra aus­si bien les von der Schu­len­burg, Kleist et Yorck que les Stauf­fen­berg, Bonhöf­fer, Gör­de­ler et Scholl sont à la fois l’honneur de toute l’Allemagne et celui des Junker.

Concer­nant l’enchaî­ne­ment entre la Prusse his­to­rique, le Reich wil­hel­mien et le IIIe Reich, le mili­ta­risme, l’esprit de conquête héri­té des che­va­liers teu­to­niques et le sys­tème lati­fun­diaire en Prusse orien­tale en sont les clés impor­tantes. Quelques faits :

Prusse historique et Reich wilhelmien

En 1871, 60 % de la popu­la­tion du Reich alle­mand (qui com­pre­nait la Prusse orien­tale, la Silé­sie) était prus­sienne, mais dans le sys­tème monar­chique où le Kai­ser res­tait roi de Prusse, les diri­geants de poli­tique étran­gère du Reich et ses chefs mili­taires étaient encore plus majo­ri­tai­re­ment issus du monde Jun­ker. Ces chefs mili­taires prus­siens jouent un rôle majeur, inven­tant d’envahir la France (plan Schlief­fen) et sur­tout de concur­ren­cer l’Angleterre (flotte de Tir­pitz). C’est Moltke, le neveu du vain­queur de 1870, qui dirige (mal) les opé­ra­tions occi­den­tales en 1914, et c’est Hin­den­burg qui est vain­queur sur le front de l’Est. Bref, le Reich refai­sait à l’ouest la guerre diri­gée par la Prusse en 1870, et défen­dait les terres des Jun­ker à l’est.

Si le rôle poli­tique des diri­geants issus des autres États alle­mands n’est évi­dem­ment pas à négli­ger, c’est fon­da­men­ta­le­ment une logique Jun­ker qui ame­na l’Allemagne à se soli­da­ri­ser, jusqu’au pire, avec la poli­tique anti­slave de l’Empire austro-hongrois.

Reich wilhelmien et IIIe Reich

Entre les deux guerres, et sous la Répu­blique de Wei­mar, cer­tains mili­taires prus­siens ont fait cause com­mune avec Hit­ler, même s’ils ne l’ont jamais aimé (“ le capo­ral de Bohême”), et si leur obli­gé se retour­ne­ra contre eux.

En effet, à la fin de 1918, la caste mili­taire, pour une bonne part Jun­ker, a réus­si à gar­der le contrôle de l’armée, bat­tue, mais encore en ordre. Cer­tains purent alors jouer un rôle poli­tique déci­sif à l’issue de la guerre, y com­pris dans les évé­ne­ments qui ame­nèrent Hit­ler au pou­voir. Luden­dorff d’abord, qui avait pris le pou­voir au sein de l’état-major sous l’autorité un peu théo­rique de Hindenburg.

N’avouant la défaite que dans une pré­sen­ta­tion ambi­guë, il pousse à la signa­ture de l’armistice par les civils (Erz­ber­ger, par la suite assas­si­né) et pré­pare ain­si l’idée de l’armée tra­hie, la Dolchs­toß­le­gende qui mine­ra le pou­voir de la Répu­blique. C’est le ter­rain sur lequel pros­pé­re­ra le nazisme, y com­pris lors du coup d’État man­qué de Hit­ler en 1923, que sou­te­nait Ludendorff.

Paral­lè­le­ment la noblesse prus­sienne se pré­oc­cu­pait d’être dédom­ma­gée de la perte des terres de Prusse orien­tale. Le gou­ver­ne­ment de la Répu­blique main­tint un finan­ce­ment spé­ci­fique, l’Osthilfe, paral­lè­le­ment à la charge des indem­ni­tés de guerre, puis au recul éco­no­mique et au chô­mage créés par la crise de 1929. Pour avoir le sou­tien de l’état-major, le gou­ver­ne­ment fit droit à ces demandes. Hin­den­burg, qui avait pu se faire élire pré­sident, avec le sou­tien des par­tis de droite, de la Dolchs­toß­le­gende et de l’idée de l’armée rem­part contre le bol­che­visme, sou­tint cette poli­tique : les chan­ce­liers qu’il adou­ba (Schlei­cher, Papen, à l’exception de Brü­ning) firent une poli­tique plus ou moins ins­pi­rée des inté­rêts de la noblesse prus­sienne, ou du moins de la frac­tion que repré­sen­tait Hin­den­burg jusqu’à ce que le der­nier d’entre eux, Hit­ler, s’arroge tous les pou­voirs et mar­gi­na­lise la noblesse prus­sienne dans l’armée (elle gar­dait des com­man­de­ments, mais pas la direc­tion cen­trale des opérations).

Pour autant, la poli­tique étran­gère de Hit­ler pro­lon­geait celle de Guillaume II, pro­lon­ga­tion hal­lu­ci­nante, bien sym­bo­li­sée par l’appellation “IIIe Reich” : simul­ta­né­ment conquête à l’Est, mépris de la France, amour-haine des Anglo-Amé­ri­cains, et riva­li­té maritime.

C’est d’ailleurs cette conti­nui­té qui empê­cha les conspi­ra­teurs du 20 juillet 1944 de nouer des alliances exté­rieures (pas néces­sai­re­ment de leur fait, la sur­di­té du gou­ver­ne­ment anglais ne fut pas inno­cente), et les ren­dit si hési­tants, au point que, fina­le­ment, ils ne purent sur­mon­ter les dif­fi­cul­tés géné­rées par l’échec de l’attentat lui-même.

La fin de la Prusse

La répres­sion sau­vage du com­plot déci­ma phy­si­que­ment la noblesse prus­sienne, et l’expropriation des terres par le régime de la RDA mit fin au sys­tème socioé­co­no­mique dont elle avait vécu. La Loi de réuni­fi­ca­tion de 1990 n’a pas pré­vu la res­ti­tu­tion de ces terres.

Pourquoi le système prussien a‑t-il pareillement dérivé ?

En recon­nais­sant que le mili­ta­risme des nobles prus­siens a long­temps béné­fi­cié du contre­poids de ver­tus de pru­dence et d’un sens de la loyau­té par­ti­cu­lier, on laisse tou­te­fois ouverte la ques­tion de l’origine fon­da­men­tale du bas­cu­le­ment. On sent bien que la réponse “ c’est la faute à Guillaume II ” est un peu courte. Et on peut ten­ter d’avancer des expli­ca­tions plus pro­fondes, par­tie his­to­riques, par­tie cultu­relles et sociales.

Une expli­ca­tion his­to­rique réside dans la sur­en­chère vécue au sein du mariage, orga­ni­sé par Bis­marck, entre une Alle­magne orien­tale uni­fiée et habi­tée par un esprit de colons, et une Alle­magne occi­den­tale et méri­dio­nale à la recherche d’une iden­ti­té natio­nale, mal­gré et du fait de son émiet­te­ment. Et ce mariage est une consé­quence de l’intrusion napo­léo­nienne dans la poli­tique allemande.

Au plan cultu­rel, l’esprit alle­mand dans son ensemble a tou­jours oscil­lé entre un esprit d’indépendance et la recherche de l’autonomie locale, d’une part, et le res­pect aveugle du pou­voir éta­bli, d’autre part.

Cette contra­dic­tion prend quel­que­fois des formes aiguës. Luther lui-même est pas­sé rapi­de­ment d’un bord à l’autre, quand il consta­ta les dérives de Münzer.

La Saxe, patrie de Luther, pays voi­sin, mais bien dis­tinct de la Prusse, a don­né des exemples majeurs de col­la­bo­ra­tion au nazisme, puis au com­mu­nisme non démo­cra­tique, et, en contraste, des exemples de résis­tance héroïque, comme celle de Gör­de­ler, maire de Leip­zig, vis-à-vis du nazisme, ou celle des “ prières du lun­di ” à Leip­zig, qui pré­cé­dèrent la chute du mur de Berlin.

Durant les périodes de “ stress ”, cette contra­dic­tion s’intensifie et conduit à des radi­ca­li­sa­tions ingé­rables. On rejoint ici le fait qu’au début du XIXe siècle le stress majeur de l’Allemagne fut le natio­na­lisme acti­vé par les cam­pagnes alle­mandes de Napoléon.

Aujourd’hui, un cer­tain style d’esprit “ colon ” a bel et bien dis­pa­ru, mais on peut voir ces ten­dances de fond s’inscrire dans les pers­pec­tives offertes par le cadre de l’Union euro­péenne… ceci est tou­te­fois une autre histoire.

L’écriture de cette his­toire sera d’autant plus béné­fique que nous conti­nue­rons, ensemble, à nous sou­ve­nir du pas­sé, et y prendre la mesure des grandes continuités.

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