Conduite des programmes aéronautiques : revenons aux fondamentaux

Dossier : AéronautiqueMagazine N°660 Décembre 2010
Par Laurent GIOVACHINI (80)
Par Nicolas BEAUGRAND (94)

Les grands pro­grammes aéro­nau­tiques et de défense récents connaissent sou­vent d’im­por­tants pro­blèmes de déve­lop­pe­ment et de mise en pro­duc­tion, sources de retards et de dépas­se­ments bud­gé­taires. Une ana­lyse de leur dérou­le­ment per­met de déga­ger des ensei­gne­ments à la fois pour le lan­ce­ment de nou­veaux pro­grammes et pour la remise sur les rails des pro­grammes qui dérivent.


Retards et surcoûts

Si les calen­driers des pro­grammes aéro­nau­tiques civils (A 380, B 787) glissent en moyenne de plus de deux ans, les dérives affec­tant les pro­grammes mili­taires (F 35 JSF, A 400 M, NH 90) atteignent fré­quem­ment quatre ou cinq ans. Aux sur­coûts de déve­lop­pe­ment et d’in­dus­tria­li­sa­tion s’a­joute une aug­men­ta­tion signi­fi­ca­tive des coûts de série des appa­reils, avec les consé­quences que l’on ima­gine sur la pro­fi­ta­bi­li­té des programmes.


Dérives explicables

Les équipes de concep­tion font insuf­fi­sam­ment appel aux com­pé­tences de production

L’a­na­lyse des causes-racines des sur­coûts montre que 25 % d’entre elles relèvent de l’exé­cu­tion du pro­gramme pro­pre­ment dite : les prin­ci­pales lacunes obser­vées concernent les com­pé­tences d’in­gé­nieur en chef, l’or­ga­ni­gramme et l’or­don­nan­ce­ment des tâches, l’ap­proche sys­tème, le déve­lop­pe­ment des logi­ciels cri­tiques, le mana­ge­ment des four­nis­seurs, la mon­tée en puis­sance des res­sources et la capi­ta­li­sa­tion des connaissances.

Un deuxième quart vient du contrôle du pro­gramme : avec des insuf­fi­sances au niveau des com­pé­tences des direc­teurs de pro­gramme, du res­pect des jalons, de la ges­tion des risques et du mana­ge­ment des clients et partenaires.

Mais la moi­tié des dépas­se­ments de bud­get sur les coûts fixes et les coûts de série trouve sa source dans les phases d’é­tude préa­lables au lan­ce­ment du programme.

Coûts de série mal évalués

Études préalables insuffisantes

Les études pré­cé­dant le lan­ce­ment d’un pro­gramme pèchent sou­vent : appré­cia­tion trop opti­miste de la fai­sa­bi­li­té du pro­jet, niveau d’am­bi­tion trop éle­vé en termes de per­for­mances, éva­lua­tion biai­sée ou incom­plète des risques, matu­ri­té tech­no­lo­gique insuf­fi­sante, pra­tique insuf­fi­sante de la concep­tion à coûts objec­tifs et, last but not least, enga­ge­ments contrac­tuels mal évalués.

L’ab­sence de réelles approches de desi­gn-to-cost appa­raît comme une cause fré­quente des dépas­se­ments des coûts récur­rents. Le coût de série semble sou­vent être un objec­tif secon­daire dans les phases d’ar­chi­tec­ture, au cours des­quelles 80% des coûts futurs sont pour­tant figés. Les équipes de concep­tion font insuf­fi­sam­ment appel aux com­pé­tences de pro­duc­tion pré­sentes dans l’en­tre­prise (tra­vail en silos).

Les outils de cos­ting sont géné­ra­le­ment peu déve­lop­pés et les pra­tiques d’a­na­lyse de la valeur peu répan­dues. Autre source de sur­coûts : les risques. À un busi­ness plan opti­miste s’a­joutent une éva­lua­tion préa­lable des risques incom­plète et des actions de maî­trise et réduc­tion des risques insuffisantes.

Ain­si les tra­vaux de R & T sont-ils sou­vent effec­tués au cours des déve­lop­pe­ments et les risques cultu­rels liés à l’é­ta­blis­se­ment de rela­tions avec de nou­veaux par­te­naires (clients, coopé­rants ou four­nis­seurs) rare­ment pris en compte.

Gestion de l’aval et de l’amont

Apprendre à collaborer

Compte tenu de la mon­tée en puis­sance du modèle de déve­lop­pe­ment col­la­bo­ra­tif avec par­tage des risques, il est pri­mor­dial pour les grands inté­gra­teurs comme Boeing et Air­bus de maî­tri­ser l’en­tre­prise éten­due, et de savoir délé­guer, pilo­ter et contrô­ler les déve­lop­pe­ments chez leurs partenaires.

Les rela­tions avec les clients sont sou­vent per­fec­tibles : spé­ci­fi­ca­tions de départ peu ou pas for­ma­li­sées, pro­ces­sus approxi­ma­tif de ges­tion des modi­fi­ca­tions, absence d’é­changes sur les consé­quences finan­cières des demandes des clients, etc. Au cours du déve­lop­pe­ment, des jalons impor­tants sont par­fois fran­chis ou plu­tôt » enjam­bés » sans que les cri­tères fixés ne soient rem­plis, ni même qu’un plan d’ac­tions cor­rec­tives soit appli­qué. De plus, ces cri­tères tiennent rare­ment compte de la fai­sa­bi­li­té indus­trielle et des coûts de série.

Les four­nis­seurs sont peu impli­qués dans les phases amont (éva­lua­tion incom­plète des capa­ci­tés tech­niques et indus­trielles de la sup­ply chain, pra­tique peu répan­due des phases-pla­teaux avec les four­nis­seurs cri­tiques). Leur sui­vi est insuf­fi­sant au cours du déve­lop­pe­ment (mau­vaise anti­ci­pa­tion des défaillances poten­tielles chez les four­nis­seurs de rangs 2 et 3 notamment).

Équipes et leaders

Les direc­teurs de pro­grammes aéro­nau­tiques, ingé­nieurs en chef et res­pon­sables de lots de tra­vaux talen­tueux sont rares et les entre­prises ne se donnent pas tou­jours les moyens de les atti­rer puis de les rete­nir par des par­cours de car­rière moti­vants. La mon­tée en puis­sance des équipes s’a­vère sou­vent trop lente au départ. Le rat­tra­page s’ef­fec­tue alors en » mode pom­pier » avec des consé­quences néga­tives sur le pro­gramme concer­né comme sur les autres pro­jets de l’entreprise.

Montée en puissance des programmes aéronautiques

Enfin, les orga­ni­grammes des tâches (OBS) et ordon­nan­ce­ments des tâches (WBS) ne sont pas tou­jours bien défi­nis lors du lan­ce­ment du pro­gramme et sont sur­tout rare­ment adap­tés en fonc­tion des enjeux propres à cha­cune des phases du déve­lop­pe­ment. En par­ti­cu­lier, la déci­sion d’ar­rê­ter cer­taines acti­vi­tés (de concep­tion notam­ment) et d’en démar­rer de nou­velles (indus­tria­li­sa­tion, essais en vol…) est-elle sou­vent prise trop tar­di­ve­ment au regard d’un cri­tère de saine ges­tion des res­sources humaines et finan­cières dévo­lues au programme.

Règles d’or

Asso­cier le » ter­rain » à l’é­va­lua­tion des vrais risques, dif­fi­cul­tés, coûts et délais

Avant de lan­cer un pro­gramme aéro­nau­tique, Alix Part­ners recom­mande de ne pas prendre d’en­ga­ge­ments sans savoir pré­ci­sé­ment dans quelle mesure ceux-ci pour­ront être effec­ti­ve­ment res­pec­tés. Les pro­messes incon­si­dé­rées peuvent coû­ter très cher ! Lorsque l’on est néan­moins ame­né à en faire, il convient de mettre en place immé­dia­te­ment un pro­jet de réduc­tion des risques. La direc­tion géné­rale doit s’at­ta­cher à limi­ter au mini­mum le nombre de ver­sions d’un même appa­reil en tem­pé­rant l’en­thou­siasme de ses équipes commerciales.

L’or­ga­ni­sa­tion indus­trielle char­gée de gérer le pro­gramme mérite la plus grande atten­tion, en par­ti­cu­lier dans les contextes mul­ti­na­tio­naux : le flou est à éviter.

Hommes, outils, méthodes

Dès le début une équipe de mana­ge­ment solide doit être en place, y com­pris sur les com­pé­tences non tech­niques : ne pas attendre les désastres pour dési­gner les bonnes per­sonnes ! Les outils de concur­rent engi­nee­ring et de ges­tion de pro­jet (PLM) sont à employer dès le début du pro­jet. L’in­ves­tis­se­ment néces­saire sera plus que lar­ge­ment com­pen­sé par les éco­no­mies réa­li­sées sur la ges­tion des interfaces.

Les lots de tra­vaux à sous-trai­ter et les four­nis­seurs qui les réa­li­se­ront sont à défi­nir et sélec­tion­ner avec soin. L’ef­fi­ca­ci­té des rela­tions avec les four­nis­seurs de pre­mier rang néces­site la mobi­li­sa­tion de com­pé­tences de haut niveau chez les construc­teurs. Le repor­ting interne sera rapide et trans­pa­rent. La culture des ingé­nieurs qui se sentent fau­tifs s’ils ne par­viennent pas à résoudre les pro­blèmes à leur niveau doit être combattue.

Remise sur les rails

Programmes aéronautiques gouvernementaux

Il faut savoir pas­ser du temps avec les agences d’ac­qui­si­tion afin d’op­ti­mi­ser le par­tage des risques en fonc­tion de la matu­ri­té du besoin et de la tech­no­lo­gie. Construc­teurs et gou­ver­ne­ments ont inté­rêt à évi­ter les futures impasses contrac­tuelles. Ces agences doivent mettre en place une orga­ni­sa­tion claire et aus­si lean que pos­sible : gérer un nombre trop impor­tant de par­ties pre­nantes n’est pas une garan­tie de succès !

Si un pro­gramme dérive, un retour aux fon­da­men­taux de la conduite des pro­jets s’im­pose : uti­li­ser le cash comme un indi­ca­teur majeur de ges­tion du pro­gramme et sus­pendre les inves­tis­se­ments là où c’est per­ti­nent ; ren­for­cer le contrôle de l’exé­cu­tion par la mise en place d’un repor­ting heb­do­ma­daire sur les indi­ca­teurs d’a­van­ce­ment (avec une remon­tée au plus haut niveau des grands indi­ca­teurs tech­niques); asso­cier le » ter­rain » à l’é­va­lua­tion des vrais risques, dif­fi­cul­tés, coûts et délais ; chal­len­ger sys­té­ma­ti­que­ment l’é­tat d’a­van­ce­ment des logi­ciels cri­tiques ; lan­cer un ou des audits dédiés, en impli­quant d’an­ciens ingé­nieurs en chef.

Il ne faut pas hési­ter non plus à rema­nier l’or­ga­ni­gramme des tâches (OBS) en réorien­tant les meilleures res­sources vers les points durs, à revoir l’or­don­nan­ce­ment des tâches (WBS) en stop­pant cer­taines acti­vi­tés et en décom­po­sant cer­taines autres en plu­sieurs lots de tra­vaux, à sécu­ri­ser la par­ti­ci­pa­tion des four­nis­seurs et à ren­for­cer leur contrôle, en adap­tant les contrats si néces­saire. Enfin, ne pas oublier d’an­ti­ci­per autant que pos­sible les phases de tests et d’es­sais et de revoir la mon­tée en cadence de pro­duc­tion avec les clients.

2 Commentaires

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Sté­phane Chardonrépondre
2 décembre 2010 à 20 h 16 min

Je suis d’ac­cord avec tous les points men­tion­nés dans l’ar­ticle qui reflètent bien les « les­sons learnt » des der­niers déve­lop­pe­ment (A400M notamment).
Ces points sont d’ailleurs iden­ti­fiés au sein de l’in­dus­trie. Le pro­blème réside dans le fait de pas­ser de la théo­rie à la pra­tique. Les consi­dé­ra­tions poli­ti­co-finan­cières entraînent de nom­breuses atteintes aux prin­cipes initiaux.
Je pense que ces contraintes sont bien plus fortes dans ce sec­teur d’ac­ti­vi­té et cela explique une bonne par­tie des retards. Le talent des mana­geurs n’est pas moindre qu’ailleurs. 

Antoine Dube­doutrépondre
22 décembre 2010 à 8 h 48 min

Pilo­tage des pro­jets par
L’ex­pé­rience montre qu’un pro­jet ne se déroule jamais comme pré­vu. Les causes d’é­chec, ou sim­ple­ment de per­tur­ba­tion sévère, sont mul­tiples, mais, au delà de la com­pé­tence des équipes, trois ne peuvent être igno­rées : la non dis­po­ni­bi­li­té des res­sources maté­rielles, la non dis­po­ni­bi­li­té des res­sources humaines et le chan­ge­ment d’a­vis du maître d’ouvrage.
Votre article illustre bien le défaut fré­quent de mise en place des moyens humains dès le départ (qui peut être dû au retard d’autres pro­jets, tar­dant à libé­rer les équipes). Un retard de livrai­son d’un four­nis­seur, ou la main­te­nance d’un équi­pe­ment le jour où on en a besoin, sont aus­si des causes fré­quentes de per­tur­ba­tion. Quant aux chan­ge­ments d’a­vis du client – on peut pen­ser aux exi­gences de sécu­ri­té du tun­nel sous la Manche ou des réac­teurs EPR – c’est une carac­té­ris­tique de qua­si­ment tous les pro­jets même « petits ».
Ces trois causes de per­tur­ba­tions sont réelles. Elles sont aus­si pré­vi­sibles. Il est donc néces­saire de struc­tu­rer les pro­jets pour faire face à ces situa­tions, en limi­ter l’im­pact lors­qu’elles se produiront.
Dans nos for­ma­tions à la ges­tion de pro­jet nous met­tons l’ac­cent sur l’an­ti­ci­pa­tion des risques. Un pro­jet ne se pilote pas à coup de jalons et de check-lists, mais par l’é­va­lua­tion des risques résiduels.

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