Un candidat mandarin de 60 ans

Concours de mandarins

Dossier : VIÊT-NAMMagazine N°525 Mai 1997Par : THI CHÂN-QUYNH NGUYÊN

J’us­qu’au début du XXe siècle, la socié­té viet­na­mienne (appe­lée alors « anna­mite ») se répar­tis­sait, en gros, en deux classes : les man­da­rins et le peuple, les pre­miers secon­dant l’empereur dans les tâches admi­nis­tra­tives. De for­ma­tion confu­céenne, ils étaient recru­tés par des concours sévères orga­ni­sés pério­di­que­ment. Un autre mode de recru­te­ment, appe­lé Bao cu, exis­tait paral­lè­le­ment. Sur pro­po­si­tion des man­da­rins, des hommes capables et de haute mora­li­té pou­vaient être nom­més direc­te­ment à des postes élevés.

Mais ce sys­tème avait l’in­con­vé­nient de ne pas four­nir suf­fi­sam­ment de fonc­tion­naires à la machine gou­ver­ne­men­tale. En effet, les man­da­rins pou­vaient être dure­ment sanc­tion­nés s’ils pré­sen­taient des hommes de peu de valeur ou de conduite contes­table. Les concours demeu­raient donc le moyen à la fois impar­tial et effi­cace, en toute rela­ti­vi­té, pour sélec­tion­ner les lettrés.


Un can­di­dat de 60 ans, Centre de Nam Dinh, 1912. © ROGER VIOLLET

Les pre­miers concours appa­rurent en Chine au IIe siècle avant Jésus-Christ ; à par­tir du VIe siècle, leur orga­ni­sa­tion était déjà bien struc­tu­rée. Sous l’in­fluence chi­noise, le Viêt-nam, la Corée et le Japon les adop­taient à leur tour ; il fal­lut attendre le XIXe siècle pour voir leur appa­ri­tion en Europe. Pen­dant l’oc­cu­pa­tion chi­noise (111 avant J.-C. – 938) les Viet­na­miens qui sou­hai­taient pas­ser les concours de haut niveau devaient se rendre en Chine. L’af­fluence des can­di­dats d’o­ri­gine anna­mite était telle qu’en 845 l’empereur de Chine limi­ta leur nombre à huit aux concours des docteurs.

Dès le début de l’in­dé­pen­dance du Viêt-nam, l’empereur Lý Nhân Tôn ins­ti­tua, en 1075, le pre­mier concours en s’ins­pi­rant des modèles chi­nois. Les dynas­ties sui­vantes rema­nièrent sans cesse le sys­tème afin de l’a­dap­ter aux besoins du pays. Les concours attei­gnirent leur apo­gée au XVe siècle ; à par­tir du XVIIIe siècle com­men­ça leur déclin. Ils furent défi­ni­ti­ve­ment abo­lis en 1919.

Le pro­gramme des études met­tait en hon­neur la doc­trine Nho (doc­trine confu­céenne) qui pré­co­ni­sait un gou­ver­ne­ment stable fon­dé sur une hié­rar­chie sociale dont l’empereur était le chef suprême. Cette doc­trine pro­po­sait de for­mer une classe de diri­geants consti­tuée d’hommes ins­truits, capables et sur­tout ver­tueux. Seuls étaient véné­rés les hommes dévoués à l’in­té­rêt public et non ceux qui, savants ou talen­tueux mais imbus d’eux-mêmes, ne ren­daient aucun ser­vice à la socié­té. En pas­sant les concours, les let­trés visaient une charge offi­cielle qui leur per­met­tait de rem­plir leur mis­sion d’hommes supé­rieurs, de guides éclai­rés du peuple. S’ils échouaient, ou s’ils ne dési­raient pas prendre part au gou­ver­ne­ment, ils se consa­craient tout natu­rel­le­ment à leur deuxième tâche : l’é­du­ca­tion. Puisque l’homme est né bon et capable d’en­tendre la rai­son, il vaut mieux l’in­ci­ter à pra­ti­quer la ver­tu civique, et pré­ve­nir les actes cri­mi­nels en déve­lop­pant son sens du devoir. L’é­du­ca­tion morale était donc pri­mor­diale, la for­ma­tion intel­lec­tuelle secondaire.

I – Avant les concours régionaux

Les concours avaient lieu tous les trois ans. On distinguait :

– concours régio­naux (ou concours trien­naux, Thi Huong). Les can­di­dats étaient astreints à se pré­sen­ter au Centre dont dépen­dait leur vil­lage natal,
– concours à la capi­tale (Thi Hôi). Ils étaient orga­ni­sés l’an­née sui­vant les concours régionaux,
– concours au palais royal (Thi Dình, Thi Diên). Ils se dérou­laient un mois après les concours à la capitale. 

A. Conditions d’inscription aux concours régionaux

Étaient admis à concou­rir tous les reçus à un exa­men pro­ba­toire et tous les Tú-tài (sous-admis­sibles à un concours précédent).

La condi­tion d’âge n’en­trait pas en ligne de compte. P. Pas­quier, gou­ver­neur géné­ral de l’In­do­chine, men­tionne avoir ren­con­tré un vieillard reçu au grade de Tú-tài à l’âge de 78 ans. Robert de la Susse, admi­nis­tra­teur des Ser­vices civils, signale le cas d’un autre Tú-tài reçu en 1909 au centre de Thanh-hóa, à 82 ans.

Étaient écar­tés des concours tous ceux qui por­taient le deuil de leurs parents (inter­dic­tion qui décou­lait de la pié­té filiale), tous les des­cen­dants, jus­qu’à la troi­sième géné­ra­tion, des traîtres, des voleurs ou des chan­teurs, dan­seurs (ces der­niers étant consi­dé­rés comme « inclas­sables », inutiles). Les femmes pou­vaient pour­suivre les études jus­qu’à qua­torze ans envi­ron, mais les concours leur étaient inter­dits. Tou­te­fois, au début du XVIIe siècle, Nguyên Thi Du, sous un dégui­se­ment, réus­sit brillam­ment à un concours de doc­to­rat où elle se clas­sa pre­mière, devan­çant son propre professeur. 

B. L’inscription (Nôp quyên)

Quelques semaines avant les concours, en guise d’ins­crip­tion, l’é­tu­diant remet­tait des cahiers vierges au Dôc hoc (direc­teur des études d’une pro­vince) qui dres­sait la liste des can­di­dats à l’in­ten­tion du minis­tère des Rites. Celui-ci se basait sur cette liste pour fixer le nombre des exa­mi­na­teurs. Les cahiers étaient ensuite envoyés au Centre des concours pour être dis­tri­bués le jour des épreuves.

Sur la pre­mière page, l’é­tu­diant ins­cri­vait son nom, son âge, son vil­lage natal ain­si que les don­nées d’é­tat civil de ses ascen­dants jus­qu’à la troi­sième géné­ra­tion. Ses décla­ra­tions devaient être cer­ti­fiées par les auto­ri­tés locales. Sans cer­ti­fi­cat de bonnes mœurs, le can­di­dat était éli­mi­né d’office. 

C. Le jury

À titre indi­ca­tif, voi­ci la com­po­si­tion d’un jury.

a. Une Com­mis­sion d’exa­mi­na­teurs répar­tie en :
comi­té inté­rieur (Nôi truòng) com­por­tant une quin­zaine d’exa­mi­na­teurs (pre­miers cor­rec­teurs, révi­seurs, superviseurs),
comi­té exté­rieur (Ngoai truòng) com­pre­nant le pré­sident du jury, le vice-pré­sident et deux assesseurs.

b. Une Com­mis­sion de sur­veillance com­po­sée de deux cen­seurs (Giám sát) secon­dés par des agents du ser­vice d’ordre, contrô­lant aus­si bien les concur­rents que les examinateurs.

c. Deux secré­taires géné­raux (Dê tuyên) char­gés de pré­ser­ver l’a­no­ny­mat des copies, d’é­ta­blir les listes de can­di­dats etc.

d. De 30 à 40 secré­taires. Les prin­ci­paux membres du jury étaient dési­gnés par­mi les man­da­rins de la Cour, tous lau­réats des concours à l’ex­cep­tion des deux secré­taires géné­raux, choi­sis à la fois pour leur inté­gri­té et leur niveau intel­lec­tuel médiocre afin qu’ils ne pussent rec­ti­fier les erreurs en faveur de l’é­tu­diant puis­qu’ils étaient les seuls à connaître l’i­den­ti­té de l’au­teur de chaque copie. 

D. Les Centres des concours (baptisés « camps des lettrés » par les soldats français)

Sous les Nguyên (XIXe siècle et début du XXe) il exis­tait dans le pays huit centres, réduits plus tard à cinq. Ain­si, celui de Nam Dinh rece­vait, à par­tir de 1886, les can­di­dats du Centre de Hanoi (occu­pé depuis 1882 par l’ar­mée française).

Plan du Centre de Nam Dinh
1 – Étang. 2 – Siège du Comi­té inté­rieur. 3 – Loge­ment du cen­seur. 4 – Loge­ment des 1er cor­rec­teurs. 5 – Loge­ment des 2e cor­rec­teurs. 6 – Loge­ment des secré­taires. 7 – Lieu de tra­vail des secré­taires géné­raux. 8 – Loge­ment du 1er secré­taire géné­ral. 9 – Loge­ment du 2e secré­taire géné­ral. 10 – Siège du Comi­té exté­rieur. 11 – Loge­ment du pré­sident du Jury. 12 – Loge­ment du vice-pré­sident. 13 – Loge­ment du 1er asses­seur. 14 – Loge­ment du 2e asses­seur. 15 – Loge­ment du cen­seur. 16 – Bâti­ment des Voies Croi­sées. 17 – Porte principale.

Chaque Centre com­pre­nait deux par­ties (cf. le plan ci-contre) :

a. la par­tie exté­rieure, par­ta­gée en quatre enclos (vi) par deux allées en croix, était des­ti­née au cam­pe­ment des concur­rents. Au milieu se dres­sait le Thâp dao (Bâti­ment des Voies croi­sées) où se réunis­saient les membres du jury pour choi­sir les sujets, le matin même du jour de chaque épreuve. C’é­tait aus­si l’en­droit où les étu­diants remet­taient leur cahier avant de quit­ter le Centre,

b. la par­tie inté­rieure, réser­vée aux bureaux et loge­ments des examinateurs.

Le Centre était entou­ré de palis­sades et domi­né par sept mira­dors. Devant chaque porte, des fac­tion­naires, nuit et jour, mon­taient la garde. Le jour de l’é­preuve, les agents du ser­vice d’ordre cir­cu­laient entre les tentes pour assu­rer une police vigi­lante, ren­for­cée à l’ex­té­rieur par un corps impres­sion­nant de patrouilleurs com­man­dés par un offi­cier. En 1807, on mobi­li­sait jus­qu’à six cents sol­dats armés et une ving­taine d’é­lé­phants. Pour pré­ve­nir toute ten­ta­tive de cor­rup­tion, les exa­mi­na­teurs, après leur « Entrée solen­nelle » au Centre (une semaine avant la pre­mière épreuve) res­taient enfer­més pen­dant toute la durée du concours, soit cinq semaines environ.

II – Organisation des concours régionaux

A. La Cérémonie d’appel

La veille des épreuves, les règle­ments des concours ain­si que les listes des can­di­dats étaient affi­chés devant les enclos res­pec­tifs. Vers dix heures du soir, les exa­mi­na­teurs en grande tenue mon­taient sur leur siège éle­vé pour super­vi­ser la Céré­mo­nie tan­dis que les cen­seurs pre­naient place sur les mira­dors. Devant les portes d’en­trée, se bous­cu­lait dans un vacarme assour­dis­sant la foule des can­di­dats et de leurs accom­pa­gna­teurs qui les aidaient à trans­por­ter leur encom­brant atti­rail (tente, ban­quette, pupitre, sac de pro­vi­sions…). À l’ap­pel, le pre­mier can­di­dat s’a­van­çait et, après une fouille minu­tieuse, était auto­ri­sé à rece­voir son cahier et à cher­cher un endroit pour plan­ter sa tente. 

B. Les épreuves

Chaque concours com­por­tait quatre épreuves écrites (en chi­nois). Ne pou­vaient se pré­sen­ter à la deuxième épreuve que ceux qui avaient réus­si à la pre­mière et ain­si de suite. Chaque épreuve durait une jour­née entière.

Pre­mière épreuve (Kinh nghia). Elle se com­po­sait de sept sujets de dis­ser­ta­tion, tirés soit des quatre livres clas­siques (Tú thu), soit des cinq livres cano­niques (Ngu kinh). Le can­di­dat devait en trai­ter au moins deux. Voi­ci un sujet extrait du Livre des Odes : « Doanh doanh thanh dang chi vu phàn. ». Sens lit­té­ral : « Une mouche verte bour­don­nait en se posant sur une palis­sade ». Sens figu­ré : « La mouche souille tout ce qu’elle touche, ain­si, un homme mes­quin peut faci­le­ment écla­bous­ser un homme pur par ses pro­pos calomnieux ».

Deuxième épreuve (Tho, phú). Elle com­pre­nait deux sujets à trai­ter en vers et en prose ryth­mée (les échanges diplo­ma­tiques se fai­sant à l’é­poque sous ces formes lit­té­raires). Sujet extrait des annales de Chine : « Dô nghi kiêu ». Sens lit­té­ral : « Faire un pont pour sau­ver les four­mis d’un ter­rain inon­dé ». Sens figu­ré : « Avoir de la com­pas­sion à l’é­gard de tous les êtres vivants. »

Troi­sième épreuve (Van sách). Elle consis­tait en un seul sujet por­tant sur l’art de gouverner.

Qua­trième épreuve dite épreuve réca­pi­tu­la­tive (Phúc hach). Elle englo­bait toutes les matières des épreuves précédentes. 

C. Les règlements des concours (Truòng quy)

Ces règle­ments étaient à la fois des mesures anti-fraudes et des marques de res­pect envers l’empereur et les exa­mi­na­teurs. En voi­ci quelques exemples :

  • Pham húy : inter­dic­tion d’é­crire les noms des empe­reurs, des impé­ra­trices, de leurs palais… Selon les cir­cons­tances, on omet­tait ou rajou­tait un trait, ou scin­dait le mot pros­crit en deux ;
  • Khiêm trang : à côté du mot empe­reur, il était recom­man­dé de ne pas jux­ta­po­ser, même après une vir­gule, des mots tels que violent, stu­pide, assas­sin, tué… pou­vant pro­vo­quer une asso­cia­tion d’i­dées malheureuse.

>D. La correction

Pour assu­rer le maxi­mum d’é­qui­té, les manus­crits, dému­nis de leur page d’é­tat civil, étaient suc­ces­si­ve­ment trans­mis aux pre­miers cor­rec­teurs (So khao) qui anno­taient avec l’encre rouge d’An­nam, puis aux révi­seurs (Phúc khao) qui cor­ri­geaient avec une encre verte, et enfin aux super­vi­seurs (Giám khao) qui met­taient leurs appré­cia­tions en rose. (L’u­sage de l’encre noire, réser­vée aux can­di­dats, était inter­dit aux exa­mi­na­teurs pour évi­ter d’é­ven­tuelles « retouches » com­plices de leur part). Ces cor­rec­teurs repré­sen­taient le Comi­té intérieur.

Les copies étaient ensuite envoyées au Comi­té exté­rieur pour une qua­trième cor­rec­tion. Là, le pré­sident et le vice-pré­sident ré-exa­mi­naient les devoirs rece­vables et notaient avec l’encre de Chine d’un rouge vif tan­dis que les asses­seurs scru­taient les copies éli­mi­nées par le Comi­té inté­rieur en vue d’un éven­tuel repê­chage. Une belle cal­li­gra­phie pou­vait faire mon­ter la note, une écri­ture exé­crable ris­quait d’en­traî­ner un échec. Entre deux copies clas­sées ex æquo, le can­di­dat le plus âgé béné­fi­ciait nor­ma­le­ment de la faveur du jury : on esti­mait qu’un jeune can­di­dat reçu trop brillam­ment ris­quait de deve­nir orgueilleux et dans le but de façon­ner des hommes de valeur, le jury n’hé­si­tait pas à l’a­jour­ner afin de « limer son arro­gance juvénile ».

Les devoirs clas­sés par ordre de mérite étaient ren­voyés aux secré­taires géné­raux pour iden­ti­fi­ca­tion. On affi­chait les listes des admis­sibles devant chaque enclos. En moyenne, pour un Centre de 3 000 can­di­dats, seule une tren­taine était reçue au grade de Cu-nhân (licen­cié), leur nombre étant fixé à l’a­vance par ordon­nance royale. Les Tú-tài (sous-admis­sibles) étaient trois fois plus nom­breux et béné­fi­ciaient d’un cer­tain nombre d’a­van­tages, notam­ment celui d’être dis­pen­sés de l’exa­men pro­ba­toire pour se pré­sen­ter aux concours régio­naux suivants.

> Défilé des lauréats, Nam Dinh, 1897
Défi­lé des lau­réats, Nam Dinh, 1897. SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE

Après chaque ses­sion, un pro­cès-ver­bal (du pré­sident) et un rap­port (du pre­mier cen­seur) ain­si que toutes les copies étaient envoyés à la Cour pour un ultime contrôle. Le fait d’être éli­mi­né n’ex­cluait pas les sanc­tions contre les infrac­tions à la régle­men­ta­tion en vigueur. Un can­di­dat frau­deur était inter­dit de concours à vie, un exa­mi­na­teur cou­pable ris­quait la peine capitale. 

E. La proclamation solennelle des résultats

En pré­sence des exa­mi­na­teurs, en tenue de céré­mo­nie et ins­tal­lés par ordre de pré­séance dans une tri­bune impro­vi­sée sur l’al­lée prin­ci­pale du Centre, les lau­réats, appe­lés par ordre de mérite décrois­sant, défi­laient. Jadis, deux élé­phants se pro­me­naient à tra­vers la ville à la recherche des Cu-nhân frais émou­lus. Comme ces mes­sieurs, sou­hai­tant faire durer le plai­sir d’en­tendre leur nom pro­cla­mé, ne se pré­ci­pi­taient pas pour décli­ner leur iden­ti­té, on per­dait faci­le­ment la jour­née entière à ras­sem­bler une tren­taine de lauréats.

Après la pro­cla­ma­tion, tout le monde se pres­sait devant l’en­clos Ât où était affi­chée la liste des Tú-tài (sous-admis­sibles). C’é­tait le der­nier espoir des can­di­dats d’ap­par­te­nir à cette élite uni­ver­si­taire. Les Tú-tài n’a­vaient pas droit à la pro­cla­ma­tion solen­nelle et ne pou­vaient se pré­sen­ter aux concours à la capi­tale, mais le fait d’être admis­sible à la troi­sième épreuve consti­tuait déjà un honneur. 

F. La consécration officielle

Chaque lau­réat rece­vait un cos­tume de man­da­rin accom­pa­gné de récom­penses (argent, soie­ries…). Un ban­quet leur était offert chez le pré­fet auquel étaient éga­le­ment conviés tous les membres du jury ain­si que les secrétaires.

Les notables du vil­lage, infor­més du suc­cès de l’en­fant du pays, fixaient avec lui le jour de son « Retour glo­rieux ». La pro­ces­sion com­por­tait des musi­ciens, des por­teurs d’é­ten­dards mul­ti­co­lores, d’armes diverses… Le palan­quin du lau­réat, pro­té­gé par un para­sol vert, était pré­cé­dé par celui de son Maître et ceux de ses parents, sui­vi par celui de sa femme. Tous les por­teurs défi­laient en tenue de parade. Les notables fer­maient la marche.

Amis et vil­la­geois se ren­daient chez le nou­veau Cu-nhân pour le féli­ci­ter, munis de cadeaux. Ils étaient conviés à des fes­tins sou­vent pro­lon­gés par une repré­sen­ta­tion théâtrale.

Puis le nou­veau lau­réat atten­dait tran­quille­ment sa nomi­na­tion car son nom était por­té auto­ma­ti­que­ment sur le registre du minis­tère des Fonc­tion­naires. Un Cu-nhân débu­tait nor­ma­le­ment comme Huân dao (pro­fes­seur adjoint dans une sous-pré­fec­ture), puis gra­vis­sait les éche­lons jus­qu’à la fonc­tion de Tông dôc (pré­fet).

III – Les autres concours – La réforme

A. Concours à la capitale et concours au palais royal

a. Concours à la capi­tale (Hôi thí)

La pro­cé­dure était, à quelques détails près, iden­tique à celle des concours régio­naux. En dehors des Cu-nhân, étaient auto­ri­sés à se pré­sen­ter aus­si tous les bour­siers de l’É­tat, les membres de la famille royale… ayant réus­si à un exa­men spé­cial. Le nombre des can­di­dats, plus res­treint sous les Nguyên (XIXe et XXe siècles), variait entre cent et sept cents, il pou­vait atteindre cinq mille au XVe siècle. N’ayant plus besoin d’ap­por­ter leur tente, ban­quette et pupitre (four­nis par l’ad­mi­nis­tra­tion), les can­di­dats, consi­dé­rés main­te­nant comme des man­da­rins, devaient revê­tir leur robe de céré­mo­nie pour composer.

Les épreuves, au nombre de quatre éga­le­ment, com­por­tait en plus la rédac­tion d’un « chiêu » (édit royal) et d’un « biêu » (adresse d’un sujet au roi). Pour garan­tir l’im­par­tia­li­té des exa­mi­na­teurs, les com­po­si­tions rédi­gées à l’encre noire étaient reco­piées soi­gneu­se­ment en rouge par les secré­taires. On gar­dait l’o­ri­gi­nal et remet­tait les copies conformes aux correcteurs.

Il n’y avait pas de pro­cla­ma­tion solen­nelle des lau­réats qui étaient connus par voie d’af­fiche. La réus­site confé­rait aux reçus juste le droit de par­ti­ci­per au Diên thí.

b. Concours au palais royal (Diên thí)

Il ne durait qu’une jour­née et était consi­dé­ré comme la der­nière épreuve du concours pré­cé­dent. Il per­met­tait de clas­ser les lau­réats en trois caté­go­ries : les doc­teurs du pre­mier degré, ceux du deuxième degré et ceux du troi­sième degré, les plus nombreux.

Les can­di­dats, conduits par le man­da­rin du pro­to­cole, gagnaient leur place après avoir été fouillés minu­tieu­se­ment. Puis, avec le pré­sident du jury, ils se met­taient à genoux devant le Trône pour attendre du sou­ve­rain l’ordre de com­men­cer. Une fois l’ordre don­né, ils se pros­ter­naient en signe de remer­cie­ment avant de retour­ner à leur place.

L’é­preuve unique (Dôi sách), dis­tri­buée après le départ de l’empereur et des exa­mi­na­teurs, com­pre­nait une liste impres­sion­nante de ques­tions por­tant sur la poli­tique, la légis­la­tion, la morale… Voi­ci une ques­tion posée par l’empereur Tu Dúc en 1868, après la prise des pro­vinces de Vinh-long, Ha-tiên, par les Fran­çais en 1867 : « Les enva­his­seurs se montrent de plus en plus agres­sifs. Leurs for­te­resses se dressent par­tout. Allons-nous conti­nuer notre com­bat ou vaut-il mieux faire la paix avec eux ? » Réponse de Vu Tuân, major au concours pré­cé­dent : « Conti­nuons la lutte. Nous pos­sé­dons une armée consi­dé­rable et bien entraî­née, mon­trons notre cou­rage. » Com­men­taire de Tu Dúc :« Ce can­di­dat n’est pas réa­liste, le sens de l’ob­ser­va­tion lui fait défaut. » Vu Tuân fut ajour­né et dut se conten­ter du titre de Phó Bang (meilleurs des refusés).

Pen­dant la com­po­si­tion, l’empereur fai­sait ser­vir aux can­di­dats du thé, du bétel, des frian­dises pour mar­quer son inté­rêt à l’é­gard de cette élite de ses sujets. Ceux-ci devaient, chaque fois, faire des salu­ta­tions pro­fondes pour le remer­cier. Ils étaient auto­ri­sés à tout empor­ter chez eux, y com­pris la vais­selle, en sou­ve­nir de ce jour inou­bliable. Au repas de midi, offert par le minis­tère des Rites, ils étaient dis­pen­sés des céré­mo­nies de remerciement.

Vers huit heures du soir, on ramas­sait copies et brouillons. Les secré­taires, de nou­veau, reco­piaient les com­po­si­tions à l’encre rouge. L’empereur pré­si­dait lui-même la correction.

Après la pro­cla­ma­tion des résul­tats au palais royal, qu’ils écou­taient à genoux, les lau­réats visi­taient le parc impé­rial, gui­dés par le ministre des Rites. Jadis, il leur était per­mis d’y cueillir une fleur dont l’or­fèvre du roi ferait une réplique exacte en or, mon­tée sur une épingle, pour orner leur bon­net. Des plai­san­tins racon­taient qu’un cer­tain doc­teur avait choi­si une fleur de bana­nier (connue pour son poids !).

On per­pé­tuait leurs noms sur des stèles éri­gées au Temple de la Littérature.

En tout et pour tout, le Viêt-nam avait orga­ni­sé 187 concours de doc­to­rat, cou­ron­nant 2 991 lau­réats. Il ne s’a­gis­sait pas de la sanc­tion d’un cycle d’é­tudes, d’ac­qui­si­tion d’une somme de connais­sances, mais d’un mode de recru­te­ment d’hommes appe­lés à diri­ger le pays. Thiên tu câu hiên (L’empereur recherche les sages), ces quatre mots étaient affi­chés bien en vue au-des­sus de la porte prin­ci­pale de chaque centre. 

B. La réforme et l’influence française

Le trai­té de Pate­nôtre (1884) mit le Ton­kin et l’An­nam défi­ni­ti­ve­ment sous le Pro­tec­to­rat fran­çais. Les concours furent abo­lis en 1919. Tou­te­fois, dès 1898, le Gou­ver­neur géné­ral Paul Dou­mer signa un pro­jet de réforme qui sti­pu­lait l’u­sage obli­ga­toire du quoc ngu et du fran­çais à par­tir de 1903. En fait, les pre­mières mesures de réforme, appli­quées en 1909, n’é­taient que tran­si­toires : le quoc ngu était obli­ga­toire mais le fran­çais demeu­rait facul­ta­tif et ne deve­nait obli­ga­toire qu’en 1915. L’é­dit du 21 décembre 1917 rem­pla­ça l’en­sei­gne­ment tra­di­tion­nel par l’en­sei­gne­ment franco-annamite.

Voi­ci quelques sujets don­nés en 1909, à titre indicatif :

pre­mière épreuve (en chi­nois). « Tu thân (se per­fec­tion­ner). Les livres d’Oc­ci­dent trai­tant des ver­tus civiques, des cultures phy­sique et intel­lec­tuelle… pré­sentent-ils quelques ana­lo­gies avec les livres clas­siques chinois ? »
deuxième épreuve (en quôc ngu). « L’air, sa com­po­si­tion. Le vent et ses causes. »

On remarque que l’é­preuve en vers était supprimée.

Le camp des lettrés, Centre de Nam Dinh, 1912.
Le camp des let­trés, Centre de Nam Dinh, 1912. © ROGER VIOLLET

À noter aus­si que le nombre des can­di­dats était en chute libre à par­tir de 1909 parce que cer­tains let­trés refu­saient obs­ti­né­ment d’ap­prendre le quôc ngu, qu’ils consi­dé­raient comme une écri­ture inven­tée par les enva­his­seurs. Par contre, le chiffre gon­flait déme­su­ré­ment aux concours pré­cé­dant la réforme. Au Centre de Nam Dinh, par exemple, des 3 000 à 5 000 can­di­dats habi­tuels, il pas­sait à 12 948 en 1900, à 10 349 en 1903, puis chu­tait à 3 068 en 1909, à 1 398 en 1912.

De nos jours, on a ten­dance à pen­ser que la sup­pres­sion des concours était due au désir du gou­ver­ne­ment du Pro­tec­to­rat de rem­pla­cer l’in­fluence chi­noise par l’in­fluence fran­çaise. En réa­li­té, elle était aus­si récla­mée par des réfor­ma­teurs viet­na­miens tels que Phan Bôi Châu (1867−1940, major à un concours régio­nal), Trân Bích San (1840−1878, trois fois major aux trois concours), etc. Déjà, au début du XVe siècle, Hô Qúy Ly avait intro­duit l’u­sage du Nôm dans l’é­du­ca­tion, à côté du chi­nois, et le pre­mier concours en Nôm fut orga­ni­sé à Nghê-an, sous l’empereur Quang Trung, en 1789. Des mesures de réforme radi­cales (usage du Nôm dans l’ad­mi­nis­tra­tion, étude des langues étran­gères, des sciences exactes…) pro­po­sées par Nguyên Truòng Tô dès 1863, dans une tren­taine d’a­dresses à la Cour, furent exa­mi­nées avec inté­rêt par l’empereur Tu Dúc, mais seule une infime par­tie se concré­ti­sait (envoi d’é­tu­diants à l’é­tran­ger, en France notamment).

Les inno­va­tions appor­tées par les Fran­çais, à part l’a­ban­don des épreuves en vers, com­men­cèrent, en 1906, par la sup­pres­sion de l’in­ter­dic­tion aux concours des can­di­dats en deuil. Cette inter­dic­tion était redou­table car elle pou­vait faire perdre jus­qu’à neuf ans à un étu­diant si, par mal­heur, celui-ci subis­sait deux décès consé­cu­tifs de ses parents, sui­vis d’une grave mala­die, qui l’empêchaient de se pré­sen­ter aux trois concours suc­ces­sifs. Cette inter­dic­tion fut levée ; par contre, en 1909, une limite d’âge (50 ans) fut impo­sée aux concur­rents. Une autre inno­va­tion, remar­quable aus­si : on pho­to­gra­phiait en 1912 les admis­sibles à la deuxième épreuve (20 par pho­to), ce qui était évi­dem­ment plus simple que de dépla­cer les chefs du vil­lage le jour des épreuves pour iden­ti­fier les can­di­dats comme on le pra­ti­quait au XVe siècle !


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Aucun sys­tème, si bien conçu soit-il, ne résiste à l’é­preuve du temps. Les rai­sons du déclin des concours sont mul­tiples, en voi­ci quelques-unes :

– les pri­vi­lèges nom­breux inci­taient les let­trés à recher­cher la réus­site plu­tôt que le but ini­tial : se dévouer aux inté­rêts publics. Les man­da­rins intègres disparaissaient ;
– trop d’ad­mi­ra­tion pour la civi­li­sa­tion chi­noise les condui­sait à ne pas accep­ter d’autres cultures. Convain­cus de leur supé­rio­ri­té, ils répu­gnaient à admettre une faille dans leur sys­tème, demeu­raient hos­tiles à toute ouver­ture vers l’Oc­ci­dent, s’en­fer­maient dans une igno­rance qua­si totale du monde extérieur ;
– habi­tués à valo­ri­ser d’une façon exces­sive les qua­li­tés intel­lec­tuelles, ils mépri­saient l’u­sage de la force. La défaite mili­taire, entraî­nant la perte de l’in­dé­pen­dance, contri­bua à jeter le dis­cré­dit sur le système.

L’en­sei­gne­ment tra­di­tion­nel, pour sclé­ro­sé qu’il était, avait cepen­dant le mérite de for­mer une classe de diri­geants qui, par leur savoir et leur conduite, arri­vait à gagner la confiance et l’es­time du peuple, et jouis­sait d’un pres­tige dont béné­fi­cient encore les intel­lec­tuels de nos jours. P. Pas­quier raconte, dans l’An­nam d’au­tre­fois, qu’un jour, en 1898, à Cau Do, il fut sur­pris avec le Résident par un « tin­ta­marre effroyable ». Il s’a­gis­sait d’une pro­ces­sion accom­pa­gnant un man­da­rin en palan­quin, avec musique, éten­dards… La foule s’ar­rê­ta devant la rési­dence, un homme s’a­van­ça et, après salu­ta­tions, for­mu­la une requête surprenante :

« Nous sommes les chefs et sous-chefs du Huyên Phú xuyên. Notre sous-pré­fec­ture comp­tait par­mi ses habi­tants un grand nombre de let­trés, de licen­ciés et même de doc­teurs. Il n’est donc pas admis­sible que notre nou­veau chef soit moins let­tré et moins gra­dé que nous-mêmes. Or le nou­veau quan huyên (sous-pré­fet) n’est même pas Tú-tài. Il ne pou­vait donc décem­ment nous don­ner des ordres. C’est dans l’in­té­rêt de l’ad­mi­nis­tra­tion que nous vous rame­nons le nou­veau quan huyên en vous priant de vou­loir bien le rem­pla­cer par un man­da­rin lau­réat du concours trien­nal, ce dont nous vous serons dix mille fois reconnaissants. »

Ce sous-pré­fet était en effet sans ins­truc­tion et avait été nom­mé uni­que­ment pour ser­vice ren­du au Pro­tec­to­rat. Il s’empressa de décou­vrir une mala­die grave et subite qui le for­ça à deman­der congé.

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