CONCERT DE MARTHA ARGERICH ET MISCHA MAISKY

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°669 Novembre 2011Rédacteur : Marc Darmon (83)

Quel pro­gramme ori­gi­nal, et dense, où les trois œuvres prin­ci­pales méri­te­raient cha­cune une rubrique entière ici.

Tout d’abord par­lons de la Sonate pour vio­lon et pia­no de César Franck (1886), ici dans sa trans­crip­tion pour pia­no et vio­lon­celle, dans une des plus belles inter­pré­ta­tions qui soit. C’est dans cette oeuvre que le vio­lon­cel­liste Mischa Mais­ky s’est fait connaître, dans un disque enre­gis­tré en 1981, à côté de la déjà très célèbre Mar­tha Argerich.

Ils l’ont réen­re­gis­trée ensemble plu­sieurs fois, dont en 2000 à Kyo­to, ce sont des disques qui ont tou­jours un très grand suc­cès. Mais aujourd’hui, nous avons ce même pro­gramme avec l’image. Et quelle image ! Les doigts magiques d’Argerich, la che­mise en soie bleu fluo et la cri­nière d’argent de Mais­ky, son archet élo­quent et son vibra­to carac­té­ris­tique, la fer­veur du public de Lucerne, tout cela est ren­du dans une image impres­sion­nante de réa­lisme, en Blu-Ray, pour nous faire pro­fi­ter chez nous d’un des plus beaux concerts de l’année 2011.

Martha Argerich & Mischa Maisky en concertNous avons ensuite la 9e Sym­pho­nie de Chos­ta­ko­vitch, Neeme Jär­vi diri­geant l’Orchestre sym­pho­nique de Lucerne (à ne pas confondre avec l’incroyable Orchestre du Fes­ti­val de Lucerne qui réunit chaque été les plus grands inter­prètes du monde). Même si ce n’est pas la sym­pho­nie la plus célèbre du grand com­po­si­teur russe, elle a une place très impor­tante dans le cata­logue de Dmi­tri Chos­ta­ko­vitch. Rap­pe­lons le contexte : alors qu’il est un jeune com­po­si­teur brillant et adu­lé en Union sovié­tique, Chos­ta­ko­vitch bas­cule du jour au len­de­main dans un qua­si-ostra­cisme en 1937 pour avoir déplu musi­ca­le­ment à Sta­line. Désor­mais sous sur­veillance, il com­pose des sym­pho­nies dans les­quelles il camoufle son indi­gna­tion et ses pro­tes­ta­tions contre le régime. Entre la for­mi­dable 5e Sym­pho­nie de 1937, com­men­tée ici en 2010 et la 10e Sym­pho­nie de 1953, la plus grande, où il célèbre en quelque sorte la mort de Sta­line, nous avons les trois sym­pho­nies de guerre (6e, 7e et 8e) où se mélangent patrio­tisme et tris­tesse de l’effondrement de la civi­li­sa­tion, pro­tes­tant par sa musique contre les vic­times du nazisme et du régime de Sta­line. La 9e Sym­pho­nie est celle où il prend le plus de risque, où son rejet du pou­voir sta­li­nien trans­pa­raît le plus : alors que tout le monde attend une sym­pho­nie triom­phante pour célé­brer la vic­toire contre l’Allemagne, Chos­ta­ko­vitch fait jouer une œuvre grin­çante, pleine d’ironie et très facile d’accès. Il s’y moque ouver­te­ment des parades mili­taires, des défi­lés devant Sta­line, et rap­pelle les souf­frances pas­sées. Après trois mou­ve­ments de charge et de cari­ca­ture, le qua­trième mou­ve­ment ramène à la dure réa­li­té de la vie en Union sovié­tique dans les années cin­quante, avant le pied de nez final du cin­quième mouvement.

Le grand chef esto­nien Neeme Jär­vi, père des deux chefs d’orchestre Paa­vo, désor­mais célèbre, et Krys­tian, est à la tête d’une immense dis­co­gra­phie de plus de 400 disques. Il dirige la 9e Sym­pho­nie de Chos­ta­ko­vitch avec toute la dis­tan­cia­tion et l’humour néces­saire, ren­dant notam­ment les cordes tour à tour légères et sau­tillantes puis graves et lourdes.

C’est avec la troi­sième œuvre que l’on com­prend la cohé­rence du pro­gramme. Le Double Concer­to de Rodion Che­drine est l’occasion de voir le duo Arge­rich- Mais­ky accom­pa­gné de l’orchestre et de Neeme Jär­vi. Avec un très beau pre­mier mou­ve­ment, hyp­no­ti­sant, un second mou­ve­ment brillant, entraî­nant, très pre­nant, cette pièce com­man­dée par l’Orchestre sym­pho­nique de Lucerne est réel­le­ment une des œuvres contem­po­raines les plus inté­res­santes qu’il m’ait été don­né d’écouter, et de voir. Les deux solistes créent une atmo­sphère intense, l’attention est constam­ment sol­li­ci­tée. L’auteur ne s’y trompe pas, qui remer­cie chau­de­ment les inter­prètes à l’issue de cette créa­tion, à genoux en face d’Argerich devant le public. Le très inté­res­sant docu­men­taire en com­plé­ment montre la com­pli­ci­té entre le com­po­si­teur et les solistes, qu’il admire depuis long­temps : « Il faut qu’on vous remer­cie, c’est le pre­mier double concer­to de l’Histoire pour pia­no et vio­lon­celle » dit Arge­rich. « Et il était temps » conclut Maisky.

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