Comprendre la création de valeur sur internet

Dossier : Les services aux entreprisesMagazine N°558 Octobre 2000
Par Pierre GALLIX
Par Arnaud SERGENT

Les diri­geants qui opèrent sur Inter­net ou intègrent le com­merce élec­tro­nique dans leur stra­té­gie font face à des déci­sions sem­blables à celles de leurs pré­dé­ces­seurs confron­tés aux muta­tions de mar­ché engen­drées par l’ap­pa­ri­tion de la machine à vapeur ou du télé­phone. Des inves­tis­se­ments consi­dé­rables doivent être réa­li­sés et il est essen­tiel que les entre­prises puissent esti­mer le poten­tiel de créa­tion de valeur de cha­cune des options stra­té­giques considérées.

De même, de nou­velles socié­tés » .com » se créent chaque jour et pro­posent des pro­duits et ser­vices inno­vants. Com­ment esti­mer la valeur de ces nou­velles entre­prises ou celle des acti­vi­tés de e‑commerce de socié­tés exis­tantes ? Sur quelle base réa­li­ser les tran­sac­tions par échange d’ac­tions entre e‑compagnies ? Com­ment com­pa­rer des stra­té­gies et des inves­tis­se­ments concurrents ?

Il est récon­for­tant de noter que de nom­breux outils d’es­ti­ma­tion de la valeur uti­li­sés pour les socié­tés tra­di­tion­nelles peuvent éga­le­ment être appli­qués au » cyber-monde « .

La valo­ri­sa­tion d’une entre­prise par l’ac­tua­li­sa­tion de ses cash-flows pré­vi­sion­nels s’ap­plique éga­le­ment aux e‑compagnies ayant un reve­nu limi­té et un résul­tat net négatif.

En effet, toute entre­prise sur Inter­net espère réa­li­ser à terme des ventes géné­rant un reve­nu, un résul­tat net et un cash-flow posi­tif quand davan­tage de consom­ma­teurs vien­dront sur le site, quand un plus grand volume de publi­ci­té sera réa­li­sé ou quand un plus grand nombre de tran­sac­tions aura lieu.

Définir un cadre d’analyse

Consi­dé­rons deux types de modèles éco­no­miques cou­rants sur Internet :

L’entreprise de e‑commerce

Ce type d’en­tre­prise se base sur un modèle éco­no­mique nova­teur : la vente de pro­duits sur Internet.

Il repose sur la pos­si­bi­li­té de pro­fi­ter de l’a­van­tage concur­ren­tiel don­né au pre­mier entrant, de créer des bar­rières à l’en­trée et d’é­ta­blir une marque domi­nante. Il découle de ce modèle que le pre­mier entrant aura la capa­ci­té d’aug­men­ter ses reve­nus plus vite que ses concur­rents. Il béné­fi­cie­ra d’é­co­no­mies d’é­chelle dans ses fonc­tions d’a­chat, de logis­tique et de ser­vice aux consom­ma­teurs et réa­li­se­ra ain­si des marges plus éle­vées que la concurrence.

La valo­ri­sa­tion d’une telle entre­prise de e‑commerce peut se faire en uti­li­sant les hypo­thèses de ses plans stra­té­giques, rela­tives à la crois­sance de ses reve­nus et de ses marges et au mon­tant des inves­tis­se­ments requis.

Le Portail Internet

Ce type d’en­tre­prise se base sur dif­fé­rentes sources de reve­nus qui incluent la publi­ci­té et les com­mis­sions sur tran­sac­tions. Afin de valo­ri­ser ce type d’en­tre­prise, il est éga­le­ment néces­saire de for­mu­ler des hypo­thèses sur ses sources de reve­nus, ses marges et les inves­tis­se­ments requis. Ce modèle éco­no­mique repose sur la pos­si­bi­li­té de bâtir une marque recon­nue et d’of­frir un conte­nu bien orga­ni­sé et ori­gi­nal, sus­cep­tible d’at­ti­rer une fré­quen­ta­tion crois­sante du site. Il en résulte une aug­men­ta­tion des reve­nus publi­ci­taires et des commissions.

Pour créer de la valeur, il est indis­pen­sable que les inves­tis­se­ments consen­tis pour bâtir la marque, créer du conte­nu et amé­lio­rer la convi­via­li­té du site engendrent des reve­nus crois­sants et de meilleures marges, tout en néces­si­tant des inves­tis­se­ments décroissants.

La valeur de ces deux types d’en­tre­prises reste une fonc­tion de leurs cash-flows pré­vi­sion­nels et du niveau de risque qui leur est associé.

La dif­fi­cul­té réside dans l’es­ti­ma­tion de busi­ness plans rai­son­nables. Il est à ce titre ins­truc­tif de jeter un coup d’œil sur Inter­net à des socié­tés exis­tantes pour com­prendre les hypo­thèses qui jus­ti­fient leur valeur bour­sière actuelle.
Leur valeur est-elle basée sur le poten­tiel des mar­chés sur les­quels elles sont actuel­le­ment actives ou sur les pos­si­bi­li­tés d’é­tendre leur offre vers de nou­veaux pro­duits et services ?

Estimer la valeur de Amazon.com, eBay et Yahoo !

Amazon.com

À l’ou­ver­ture du mar­ché le 21 mai 1999, Amazon.com enre­gis­trait une capi­ta­li­sa­tion bour­sière de 20,8 mil­liards de dol­lars. LEK uti­li­sa quatre rap­ports d’a­na­lystes dif­fé­rents pour éta­blir des pré­vi­sions de marge brute (6 % en 2002, 10 % au-delà), coûts de déve­lop­pe­ment, coûts des ventes et mar­ke­ting et coûts admi­nis­tra­tifs, et fixa des hypo­thèses de coûts fixes et de fonds de rou­le­ment. Le taux de crois­sance annuel du résul­tat cou­rant a été fixé à 3 % en per­pé­tui­té au-delà de la période de pré­vi­sion de quinze ans.

Nous avons alors cal­cu­lé par déduc­tion le taux de crois­sance des ventes néces­saire pour jus­ti­fier la valeur actuelle de l’en­tre­prise : les résul­tats de cette ana­lyse indiquent que Amazon.com devra main­te­nir un taux annuel com­po­sé de crois­sance des ventes de 33,8 % pen­dant quinze ans pour jus­ti­fier la valo­ri­sa­tion actuelle. Il s’a­git là d’un exploit si l’on consi­dère qu’il s’a­git d’un taux de crois­sance supé­rieur à ceux de Intel (22,9 %) et Micro­soft (32,9 %) au cours de ces cinq der­nières années. Même des socié­tés de dis­tri­bu­tion telles que Wal-Mart et Home Depot, deux modèles à suc­cès, qui ont pu sou­te­nir des taux de crois­sance supé­rieurs à 40 % pen­dant cinq ans, ont fini par atteindre leur matu­ri­té et n’ont pas pu pour­suivre une telle crois­sance sur une durée aus­si longue que quinze ans.

Un taux de crois­sance de 33,8 % implique qu’A­ma­zon atteigne un chiffre d’af­faires de près de 71 mil­liards de dol­lars en 2013. Ce mon­tant est qua­si­ment équi­valent au mar­ché amé­ri­cain des livres, musique enre­gis­trée, cas­settes vidéo et vidéo disques pré­vu pour 2013. Si on consi­dère qu’In­ter­net ignore les fron­tières (les États-Unis repré­sentent envi­ron un tiers du mar­ché mon­dial de ces pro­duits), cela implique que Amazon.com devrait cap­tu­rer entre 20 % et 40 % des ventes mon­diales de ces pro­duits ou bien ajou­ter de nom­breux autres pro­duits pour atteindre les niveaux de reve­nus requis pour jus­ti­fier la valo­ri­sa­tion actuelle (par exemple, les acqui­si­tions récentes de drugstore.com, pets.com et HomeGrocer.com.).

Un inves­tis­seur sur Amazon.com doit donc démon­trer une grande confiance en la capa­ci­té de la socié­té à trou­ver de nou­velles sources de reve­nus aus­si consi­dé­rables et à atteindre un tel niveau de ventes à l’ho­ri­zon 2013.

Outre la néces­si­té d’ac­croître son chiffre d’af­faires, Amazon.com doit éga­le­ment sou­te­nir sa marge brute d’ex­ploi­ta­tion. Les attentes actuelles en la matière sont de l’ordre de 10 %. De petites dimi­nu­tions de la marge brute induisent un accrois­se­ment dra­ma­tique du chiffre des ventes requis en 2013 pour jus­ti­fier la valo­ri­sa­tion actuelle. Dans le monde très com­pé­ti­tif d’In­ter­net, où un meilleur prix peut se trou­ver en un clic de sou­ris, ces marges risquent d’être dif­fi­ciles à sou­te­nir. En sens inverse, l’a­mé­lio­ra­tion de la marge brute d’ex­ploi­ta­tion à 15 % implique encore un reve­nu supé­rieur à 50 mil­liards de dol­lars à l’ho­ri­zon 2013.

Un autre élé­ment signi­fi­ca­tif de la valo­ri­sa­tion d’Amazon.com est que la majo­ri­té de sa valeur bour­sière réside dans la valeur ter­mi­nale. Ceci indique que la plus grande part des cash-flows jus­ti­fiant sa valo­ri­sa­tion actuelle se situent après 2013, période pour laquelle il est encore plus ardu de faire des pré­vi­sions. Amazon.com devra sou­te­nir un niveau de per­for­mance excep­tion­nel pen­dant très long­temps dans un envi­ron­ne­ment très concur­ren­tiel et en per­pé­tuelle muta­tion. Elle aura cer­tai­ne­ment à réin­ven­ter son modèle éco­no­mique plu­sieurs fois au cours de cette période, à atteindre de nou­veaux clients et à lan­cer de nou­veaux pro­duits et services.

eBay

eBay est un site d’en­chères en ligne aujourd’­hui valo­ri­sé à 23,9 mil­liards de dol­lars (190 dol­lars par action) par la conjonc­tion de deux fac­teurs : la crois­sance du mon­tant total des enchères et la com­mis­sion que le site gagne à chaque tran­sac­tion. Si l’on consi­dère que le niveau de com­mis­sion res­te­ra 6 %, la crois­sance du mon­tant des enchères devra s’é­le­ver à 65 % par an de 2003 à 2013 pour jus­ti­fier le prix des actions au 21 mai 1999.
Un taux de crois­sance annuel com­po­sé de 65 % est-il sou­te­nable jus­qu’en 2013 ? Cette crois­sance implique un chiffre d’af­faires de 70 mil­liards de dol­lars en 2013, c’est-à-dire un mon­tant total d’en­chères de 1 170 mil­liards de dol­lars. Cela repré­sente plus de 7 % du PIB nomi­nal des États-Unis pré­vu pour 2013.

Yahoo !

Yahoo ! devint pro­fi­table en 1996 avec un chiffre d’af­faires d’en­vi­ron 200 mil­lions de dol­lars. LEK estime que Yahoo ! aura besoin d’un taux de crois­sance annuel de ses ventes de 48 % par an de 2003 à 2013, por­tant son chiffre d’af­faires total à 66 mil­liards de dol­lars afin de jus­ti­fier sa capi­ta­li­sa­tion actuelle de 31 mil­liards de dol­lars (au 21 mai 1999, prix de l’ac­tion : 151 dol­lars). De plus, ces pré­vi­sions font état d’une marge brute d’ex­ploi­ta­tion de 40 % en 2013.

Est-il réa­liste de pen­ser que Yahoo ! puisse atteindre un tel niveau de reve­nus en 2013 ? La plus grande part de son chiffre d’af­faires actuel pro­vient de la publi­ci­té. Les ana­lystes pré­voient que le mar­ché de la publi­ci­té sur Inter­net attein­dra 6 mil­liards de dol­lars en 2002 ou 44 mil­liards de dol­lars en 2013, si l’on adopte un taux de crois­sance opti­miste de 20 % par an. Même si la socié­té par­vient à s’ap­pro­prier 25 % du mar­ché total, il lui fau­dra encore trou­ver 55 mil­liards de dol­lars de chiffre d’affaires.

Bien que le futur modèle éco­no­mique de Yahoo ! soit encore incer­tain, il a été sug­gé­ré que des sources de reve­nus sup­plé­men­taires pour­raient pro­ve­nir de tran­sac­tions de e‑commerce ou de sous­crip­tions. Le mon­tant total de e‑commerce géné­ré par les por­tails Inter­net en 2002 est esti­mé à 50 mil­liards de dol­lars. Si l’on pense que ce mar­ché va croître de 25 % par an entre 2002 et 2013, Yahoo ! devrait en cap­tu­rer 10 % pour réa­li­ser ces 55 mil­liards sup­plé­men­taires et atteindre ain­si 66 mil­liards. Une part de mar­ché de 10 % ne paraît pas irréa­liste, mais n’ou­blions pas que d’autres por­tails très popu­laires tels que MSN, Lycos et AOL existent et que chaque jour voit appa­raître de nou­veaux acteurs. Atteindre et sou­te­nir 10 % de part de mar­ché sur quinze ans risque d’être un défi continu.

Options réelles

Ces cas montrent le niveau de per­for­mance excep­tion­nel que ces socié­tés doivent main­te­nir dans leur modèle éco­no­mique pour jus­ti­fier leur valo­ri­sa­tion actuelle.

De façon encore plus impor­tante, notre ana­lyse a mon­tré que 67 % à 72 % de cette valo­ri­sa­tion est basée sur leur valeur terminale.

Pour­quoi le mar­ché leur accorde-t-il autant de valeur mal­gré une telle incer­ti­tude ? Une expli­ca­tion pos­sible est que cadres et inves­tis­seurs croient que l’é­vo­lu­tion d’In­ter­net engen­dre­ra de pro­fondes muta­tions des modèles éco­no­miques, des concur­rents, et des com­por­te­ments des consommateurs.

L’hy­po­thèse de base est que ces socié­tés seront capables de tirer avan­tage de ces chan­ge­ments (exemple : entrer dans de nou­veaux mar­chés, for­ger de nou­velles alliances, etc.). Cette croyance incite les inves­tis­seurs à payer une plus-value afin de s’as­su­rer une posi­tion concur­ren­tielle forte lorsque ces oppor­tu­ni­tés ver­ront le jour. Il s’a­git là de la notion d’inves­tis­se­ment en options réelles.

Les options réelles ne sont pas un concept nou­veau dans l’a­na­lyse et la pla­ni­fi­ca­tion stratégiques.

Depuis des années, LEK a inté­gré la théo­rie des options réelles dans l’é­la­bo­ra­tion de busi­ness plans stra­té­giques com­pre­nant la consi­dé­ra­tion d’op­por­tu­ni­tés de crois­sance dans tous les sec­teurs. Les options réelles revêtent encore plus d’im­por­tance dans la pla­ni­fi­ca­tion et l’é­va­lua­tion de stra­té­gies Inter­net, parce que les mar­chés finan­ciers placent une part impor­tante de leur valo­ri­sa­tion dans ce domaine énigmatique.

Démultiplier votre e‑entreprise

Les attentes du mar­ché, telles que cap­tu­rées dans le prix des actions des inter­ve­nants sur Inter­net, sont très agres­sives. Atteindre les objec­tifs atten­dus sur une longue période sera extrê­me­ment dif­fi­cile dans un envi­ron­ne­ment sou­mis à un rythme de chan­ge­ment aus­si intense. Cer­taines valo­ri­sa­tions ne se jus­ti­fient que parce que les inves­tis­seurs anti­cipent l’ap­pa­ri­tion de nou­velles oppor­tu­ni­tés impré­vues mais poten­tiel­le­ment por­teuses de valeur pour les acteurs déjà pré­sents sur le mar­ché. Ces inves­tis­seurs sont prêts à payer aujourd’­hui le prix de ces options.

LEK croit for­te­ment en la capa­ci­té d’In­ter­net à créer un mon­tant de valeur consi­dé­rable pour les inves­tis­seurs. Nous pen­sons que des for­tunes conti­nue­ront à se faire ou à se défaire en fonc­tion de la capa­ci­té des entre­prises à démul­ti­plier leur modèle éco­no­mique grâce à Inter­net et à y offrir des pro­duits et ser­vices ori­gi­naux. Néan­moins, l’a­na­lyse de ces oppor­tu­ni­tés, de ces risques et de stra­té­gies créa­trices de valeur ne repose ni sur des lois et prin­cipes d’a­na­lyse nou­veaux, ni sur des mar­tin­gales inédites ; les méthodes ana­ly­tiques rigou­reuses, qui ont fait leurs preuves dans tous les domaines du monde des affaires, s’ap­pliquent tout aus­si bien dans le monde de l’é­co­no­mie virtuelle.

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Nico­lasrépondre
17 janvier 2018 à 16 h 38 min

Outil pour esti­mer le prix d’un site
Bon­jour, je vous remer­cie pour cet article.
Pour faire des esti­ma­tions j’u­ti­lise depuis des années le site http://www.estimasite.com et cela m’aide beau­coup dans mes recherches.
Une esti­ma­tion reste une esti­ma­tion mais cela per­met d’y vois plus clair et d’a­voir un ordre d’idée.

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