Cènes de famille

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°556 Juin/Juillet 2000Par : Jean-Louis MAUNOURYRédacteur : Philippe OBLIN (46)

On peut être poly­tech­ni­cien et atta­cher de l’importance à ce qu’on trouve dans son assiette. C’est à cette caté­go­rie, somme toute répan­due, de cama­rades à qui je recom­man­de­rais bien vive­ment la lec­ture d’un admi­rable petit livre : Cènes de famille, de Jean-Louis Maunoury.

Encore qu’on y trouve quelques conseils culi­naires témoi­gnant d’un grand bon sens et d’une large expé­rience, il ne s’agit pas d’un recueil de recettes mais d’une atta­chante médi­ta­tion sur la vie de famille à table. Et, plus exac­te­ment, d’une famille de cita­dins nor­mands adeptes de bonne cui­sine – c’est presque un pléo­nasme – celle de l’auteur né dans les années trente.

Réflexions gas­tro­no­miques à la façon de la Phy­sio­lo­gie du goût, mais écrites par un Brillat-Sava­rin qui serait pas­sé par l’école des maîtres à regar­der le quo­ti­dien des êtres et des choses, comme Jacques Per­ret, l’auteur du Capo­ral épin­glé. Mau­nou­ry en pos­sède l’humour quand il nous décrit, par exemple, une cer­taine tante Julia et ses désas­treuses inven­tions culi­naires des­ti­nées à accom­mo­der les restes, fon­dées sur le prin­cipe que la faim régnant dans le monde rend immo­ral de jeter ce qui reste après un repas, oblige même à s’en gaver, à condi­tion que ce soit médiocre.

C’est d’ailleurs dans ce cha­pitre, pro­fon­dé­ment mar­qué par le jan­sé­nisme domes­tique de ladite tante, selon lequel il serait mal d’associer qua­li­té et quan­ti­té, ces deux béné­dic­tions du Sei­gneur, qu’on trouve un pré­cepte propre à nour­rir la médi­ta­tion du lec­teur : les pauvres peuvent jouir à condi­tion de ne pas faire d’enfants, tan­dis que les riches peuvent faire des enfants à condi­tion de ne pas jouir en les faisant.

L’ironie cepen­dant de l’auteur ne va pas sans une pro­fonde et res­pec­tueuse affec­tion pour ses parents et grands-parents. Il suf­fit pour s’en per­sua­der de lire ce cha­pitre tou­chant, qui évoque les sor­ties en forêt du jeune gar­çon accom­pa­gnant son père à la cueillette des champignons.

Père qui en a appris les noms latins dans de gros livres faute d’avoir pu com­men­cer par apprendre “ sur le tas ” à dis­tin­guer les comes­tibles des mor­tels, mais n’a jamais pu décou­vrir le lieu où l’on trouve des morilles – ces morilles avec les­quelles la mère pré­pare des ome­lettes à se mettre à genoux devant – pour­tant connu de tous au vil­lage mais à quoi per­sonne ne s’intéresse, fors un vieux can­ton­nier hélas taciturne.

Père fai­sant sem­blant de ne pas voir de cer­tains cham­pi­gnons à l’aspect phal­lique si écla­tant que, les mon­trant, il n’aurait pas pu retar­der davan­tage le moment redou­table de com­men­cer l’éducation sexuelle de son fils.

Père capable aus­si de dis­ser­ter sur l’opposition entre la per­ma­nence tho­miste de l’être et l’évanescence phé­no­mé­no­lo­gique de l’étant, en décou­pant un souf­flé au fro­mage. Cette pré­pa­ra­tion culi­naire, dont on trouve la recette com­men­tée comme par un phy­si­cien, est en effet propre à illus­trer ces concepts dif­fi­ciles puisque, se dégon­flant, elle perd l’étant, celui propre à sa nature de souf­flé, aus­si­tôt qu’on y porte le cou­teau, acte pour­tant conforme à son essence d’être voué au décou­page avant qu’on le mange.

Toute la gloire culi­naire va cepen­dant en prio­ri­té au grand-père Vic­tor, homme de métier il est vrai, puisqu’il avait été, jusqu’à la guerre de 1914, pro­prié­taire d’un de ces petits res­tau­rants de pro­vince connus et appré­ciés par les notables du lieu, comme on en trouve encore par­fois de nos jours, en cher­chant bien. Sa plus grande célé­bri­té avait été les tripes, à la mode de Caen bien enten­du, qu’il cui­sait, sans une goutte de liquide rap­por­té, au four de bou­lan­ger, dans une immense ter­rine à feu scel­lée à la pâte.

Les prin­cipes du grand-père Vic­tor pour­tant étaient simples : il faut que les choses aient le goût de ce qu’elles sont et l’on doit tou­jours être capable de dire ce que l’on mange. Cer­tains chefs contem­po­rains pour­raient en faire leur pro­fit, ce me semble. Il ensei­gnait aus­si qu’un cou­teau ne s’affûte que de deux coups sur le fusil. Davan­tage en casse le fil. Son petit-fils rap­porte en tout cas que, sous ses cou­teaux, les viandes sem­blaient s’ouvrir d’elles-mêmes.

Je pour­rais conti­nuer long­temps ain­si, mais il vaut mieux que vous vous pla­ciez vous-mêmes sous le charme, en lisant ce petit livre suc­cu­lent. Ce qui est bien le cas de le dire.

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