Couverture de la Revue Barbe en 1945.

Caissier de la promo 42–43

Dossier : ExpressionsMagazine N°596 Juin/Juillet 2004Par : Henri TALLOT (42), Kèssier

En 1942, l’o­ral du concours d’en­trée à l’X a lieu à Paris, pour les can­di­dats rési­dant en zone occu­pée. L’É­cole poly­tech­nique est ins­tal­lée depuis l940 à Lyon, en zone libre. Rat­ta­chée au Secré­ta­riat d’É­tat aux Com­mu­ni­ca­tions et non plus au minis­tère de la Guerre, elle est pla­cée sous l’au­to­ri­té d’un gou­ver­neur civil. Le 19 sep­tembre 1942, le gou­ver­neur me confirme par écrit mon admis­sion à l’É­cole. Il m’in­forme que j’au­rai à accom­plir aux Chan­tiers de Jeu­nesse, du 1er novembre 1942 au 30 juin 1943, le stage obli­ga­toire pré­vu par la loi. En fait, en zone occu­pée tout ser­vice natio­nal a été sup­pri­mé. Par contre en zone libre l’an­cien ser­vice mili­taire a été rem­pla­cé par un ser­vice civil obli­ga­toire. Le gou­ver­neur nous confirme que ce ser­vice natio­nal de huit mois est éten­du à l’en­semble de la promotion.


Cou­ver­ture de la Revue Barbe en 1945.

Toute la pro­mo 42 se retrouve aux Chan­tiers en zone libre. Mais la situa­tion poli­tique évo­lue. Le 17 février 1943 paraît la loi sur le Ser­vice du tra­vail obli­ga­toire pour tous les jeunes Fran­çais de 21 à 23 ans. L’É­cole nous informe que la pro­mo­tion reste sou­mise aux seules direc­tives du com­man­de­ment de l’É­cole, la ren­trée étant tou­jours envi­sa­gée pour le mois d’oc­tobre. Puis le gou­ver­ne­ment orga­nise la » relève » : le départ de tra­vailleurs fran­çais vers l’Al­le­magne per­met­tra à des pri­son­niers de guerre plus âgés de retrou­ver leurs familles en France. Dans ce but les jeunes de la classe 42 accom­pli­ront leur année de STO en Alle­magne. Très rapi­de­ment les jeunes ouvriers pari­siens des anciennes usines d’aé­ro­nau­tique partent vers l’Est.

L’É­cole nous fait alors part des déci­sions offi­cielles : la pro­mo 41 quitte Lyon pour réin­té­grer en deuxième année la Mon­tagne-Sainte-Gene­viève à Paris, les élèves de la pro­mo 42, classe 41, font après les Chan­tiers une année de STO en France avant leurs études, les élèves de la pro­mo 42, classe 42, partent de suite en Alle­magne accom­plir leur année de tra­vail obli­ga­toire en par­ta­geant ain­si le sort des jeunes Fran­çais de leur classe, les élèves pro­mo 42, classe 43, non astreints au STO, com­mencent leur sco­la­ri­té à Paris, à la fin de leur période Chan­tiers, en octobre 1943. Il est pré­ci­sé que les élèves de la future pro­mo 43 sui­vront le sort de leur classe d’âge.

Ain­si seront consti­tuées les pro­mos 42–43 A (classe 41), 42–43 B (classe 43) et 42–43 C (classe 42).

La vie à la caserne de Lourcine…

En octobre 1945, trois pro­mo­tions sont pré­sentes. Les pro­mos 42–43 A et B ter­minent leur deuxième année d’é­tudes. La 42–43 C ren­trée d’Al­le­magne, à laquelle sont rat­ta­chés quelques élèves d’autres pro­mo­tions au par­cours encore plus com­pli­qué, et la pro­mo 44, qui vient d’ef­fec­tuer une année de ser­vice mili­taire, com­mencent leur pre­mière année d’é­tudes. L’É­cole, rue Des­cartes, est en tra­vaux. L’un des bâti­ments de pro­mo, le Joffre, est démo­li, en attente de moder­ni­sa­tion et de recons­truc­tion. Donc la seule pro­mo 44 est héber­gée dans les murs traditionnels.

L’en­semble des pro­mos 42 et 43 loge à la caserne de Lour­cine, bou­le­vard de Port-Royal à 1 km envi­ron de la rue Des­cartes. Cette caserne, dévo­lue pré­cé­dem­ment à la Colo­niale, com­porte de vastes bâti­ments entou­rant une cour car­rée fer­mée par le bâti­ment des cui­sines et réfec­toires. Elle peut loger aisé­ment plus de 400 élèves internes, les élèves mariés ayant la pos­si­bi­li­té de vivre » en ville « . Les locaux ont été amé­na­gés en salles d’é­tudes et en caserts affec­tés aux divers pelotons.

Les cours magis­traux sont don­nés dans les amphis Poin­ca­ré et Gay-Lus­sac de l’É­cole, rue Des­cartes. Une ou deux fois par jour par consé­quent nous fai­sons l’al­ler et retour entre Port-Royal et Des­cartes, en uni­forme kaki. L’i­ti­né­raire recom­man­dé passe rue Ber­thol­let, rue Vau­que­lin et rue Tour­ne­fort, rues calmes et bien fré­quen­tées. Par contre l’i­ti­né­raire emprun­tant la rue Mouf­fe­tard, s’il est décon­seillé ou même inter­dit, est plus pit­to­resque avec ses com­merces hauts en cou­leurs. Des­cendre cette rue bruyante, en uni­forme, un cor­net de frites en mains, après un cours magis­tral d’a­na­lyse de Paul Lévy, repré­sente un exer­cice pro­hi­bé mais revi­go­rant pour nos neu­rones surmenés !

Le corps pro­fes­so­ral com­porte des savants indis­cu­tables, dont la sil­houette est par­fois pit­to­resque. Le pro­fes­seur de phy­sique miné­rale, M. Dubri­say, entre à l’am­phi, pré­cé­dé du boum labo (le gar­çon de labo­ra­toire) por­teur d’un verre et d’une carafe pleine de tisane fraîche de tilleul des­ti­née à humec­ter les lèvres du pro­fes­seur. Lorsque ce besoin se fait sen­tir, M. Dubri­say par un geste adres­sé au boum se fait ser­vir et porte le verre à ses lèvres. On entend alors les 400 élèves pré­sents à l’am­phi mur­mu­rer en cadence un » glou … glou… glou… » sonore qui dure le temps d’ab­sorp­tion du breu­vage. L’ef­fet est garan­ti, mais pro­voque on ne sait pour­quoi la mau­vaise humeur du pro­fes­seur. En revanche on prête donc à M. Dubri­say le mérite d’a­voir décou­vert le tilleul, dont le nom scien­ti­fique est » zobium « , qui, tu le sais, est bien avec le mer­cure le seul métal liquide à la tem­pé­ra­ture ambiante.

La chi­mie orga­nique est à cette époque en plein essor. On met sur le mar­ché les pre­mières les­sives OMO, TEEPOL qui rem­placent savon de Mar­seille et ersatz à base d’ar­gile de l’Oc­cu­pa­tion. M. Baran­gé, le pro­fes­seur de chi­mie orga­nique, pour nous démon­trer les effets éton­nants de ces pro­duits fait flot­ter dans une bas­sine un mal­heu­reux canard. Au fur et à mesure que le pro­fes­seur verse un liquide déter­gent dans l’eau de la bas­sine, on voit le vola­tile s’en­fon­cer pro­gres­si­ve­ment dans sa bas­sine. Les plumes grasses du canard amé­liorent en effet la flot­ta­bi­li­té du canard. Le déter­gent mouillant les plumes annule cet effet : alors le canard ne flotte pas plus qu’un pauvre humain à poil. Ras­sure-toi, le pro­fes­seur arrête sa démons­tra­tion à point et le canard est sau­vé. Je sup­pose aujourd’­hui que ce canard est mort ensuite de sa belle mort au fond d’une cas­se­role des­ti­née par le chef Sey­ler à la popote des professeurs.

Depuis notre pas­sage en taupe (math. Spé­ciales) en 1942, la phy­sique nucléaire a fait des pro­grès consi­dé­rables, si l’on appelle pro­grès la bombe d’Hi­ro­shi­ma ! Notre pro­fes­seur est M. Leprince-Rin­guet (sur­nom­mé » le petit Prince »). Créa­teur d’un labo­ra­toire des rayons cos­miques à l’Ob­ser­va­toire du Pic du Midi, et par ailleurs ori­gi­nal et un tan­ti­net pro­vo­ca­teur, il vient sou­vent faire son cours en tenue de mon­tagne, col rou­lé et pan­ta­lon de velours, ce qui est loin d’être alors la tenue habi­tuelle du corps pro­fes­so­ral de l’É­cole poly­tech­nique. Pour atti­rer notre atten­tion sur les rayons ioni­sants, tout en frap­pant notre ima­gi­na­tion, il orga­nise une démons­tra­tion spec­ta­cu­laire. Pour la décrire, il me faut reve­nir sur une vieille tra­di­tion de l’É­cole. Dans les toutes pre­mières pro­mo­tions, un élève, Cham­ber­geot, était mort entre le concours et l’en­trée. Depuis, sa mémoire était tra­di­tion­nel­le­ment entre-tenue et quelques » crânes » de Cham­ber­geot étaient reli­gieu­se­ment entre-posés dans les armoires de la kès. Donc le petit Prince vient me voir au binet kès (le bureau des kes­siers) et m’ex­plique la manœuvre. Il loge à l’in­té­rieur du crâne de Cham­ber­geot que je lui prête un élé­ment radio­ac­tif et le fait des­cendre au bout d’une corde par la cou­pole de l’am­phi, durant son cours. Le crâne des­cen­dant, le comp­teur Gei­ger dis­po­sé sur la paillasse cen­trale de l’am­phi cré­pite de plus en plus fort. Ce n’est pas de la grande phy­sique mais l’ef­fet est obte­nu : Cham­ber­geot et le pro­fes­seur sont acclamés !

Si la direc­tion des études et le corps pro­fes­so­ral se pré­oc­cupent de meu­bler notre cer­veau, le com­man­de­ment mili­taire s’ef­force de nous for­ger des muscles. Les ins­tal­la­tions spor­tives sont inexis­tantes sur place et nous devons être trans­por­tés au loin pour pra­ti­quer ath­lé­tisme ou nata­tion. Par contre tous les matins nous nous livrons aux joies du sport en pra­ti­quant le décras­sage mati­nal, » jog­ging » en fran­çais actuel. Ima­gine : dans le petit matin frais et humide, à l’heure où le jour peine à per­cer, la sobre sil­houette de la caserne de Lour­cine se découpe dans la brume.

Dans nos caserts, enfon­cés jus­qu’au nez sous nos draps, nous sommes réveillés sans ména­ge­ment par les sons mar­tiaux et cepen­dant har­mo­nieux du clai­ron, manié de main de maître par un appe­lé du contin­gent. Bien blot­ti dans mon lit, je regarde mes voi­sins de cham­brée se lever et échan­ger dans le froid leur pyja­ma contre le short de gym et le tri­cot de corps régle­men­taires. Quand ils sont prêts, je me lève à mon tour : il faut dire que n’ayant reçu dans le trous­seau mili ni pyja­ma, ni autre tenue de nuit je me couche tous les soirs en tenue de gym­nas­tique. Je gagne ain­si tous les matins trois ou quatre minutes pré­cieuses ! Nous déva­lons bruyam­ment l’es­ca­lier de la caserne et pré­cé­dés par le sous-offi­cier moni­teur d’é­du­ca­tion phy­sique qui a charge de nos corps, nous débou­chons sur le trot­toir du bou­le­vard de Port-Royal.

Demi-tour à gauche, quelques dizaines de mètres, nou­veau demi-tour à gauche et nous voi­là trot­tant dans la rue de la Gla­cière, sous les regards légè­re­ment concu­pis­cents des » bignoles1 » du quar­tier lor­gnant nos torses efflan­qués de jeunes savants. Ah, que diraient-elles aujourd’­hui ces chères » bignoles « , si elles pou­vaient contem­pler les formes arron­dies de nos bedaines octo­gé­naires ! Pour­sui­vant notre course, nous fer­mons la boucle par la rue Bro­ca et reve­nons bou­le­vard de Port-Royal, sui­vis à 100 mètres der­rière par le moni­teur d’Eφ qui depuis mi-par­cours s’é­pou­mone à nous crier : » En petites fou­lées, en petites fou­lées… mais atten­dez-moi, bon sang ! »

Cer­taines soi­rées sont occu­pées à orner nos esprits : his­toire, lit­té­ra­ture, éco­no­mie, des­sin. Le pro­fes­seur d’his­toire et lit­té­ra­ture, Mon­sieur Tuf­frau, aborde la fin du XIXe siècle et évoque entre autres le géné­ral Bou­lan­ger qui, mécon­tent de la poli­tique menée après 1870, ten­ta un coup d’É­tat sou­hai­té par ses par­ti­sans, échoua et se réfu­gia à Bruxelles où il se sui­ci­da sur la tombe de sa belle maî­tresse en se tirant un coup de pis­to­let dans la tempe. Depuis des années, la tra­di­tion veut qu’à la fin de ce récit un élève tire un pétard dont le bruit rap­pelle le coup de feu tragique.

Cette année 1946, soit par dis­trac­tion, soit par un chan­ge­ment de pro­gramme lui lais­sant moins de temps pour conter cet épi­sode, M. Tuf­frau relate le coup d’É­tat avor­té mais passe sous silence le départ à Bruxelles et la fin du géné­ral. L’é­lève pré­po­sé au pétard, déçu, n’in­ter­vient pas et la leçon s’a­chève sans bruit. Aus­si­tôt je prends contact avec la kès A, pour qu’elle inter­vienne auprès du pro­fes­seur et lui fasse remar­quer cette entorse grave à la tra­di­tion. À la leçon sui­vante, M. Tuf­frau com­mence son cours : » Je ne vous ai pas dit au cours de ma der­nière leçon que le géné­ral Bou­lan­ger après l’é­chec de sa ten­ta­tive de coup d’É­tat s’é­tait reti­ré à Bruxelles et peu de temps après la mort de sa maî­tresse se sui­ci­dait sur la tombe de celle-ci… » Un long silence…, pas d’al­lu­sion à l’arme du sui­cide… ! Le pré­po­sé au pétard s’af­fole et finit par tirer sur le cor­don du déto­na­teur : PAN ! Alors M. Tuf­frau imper­tur­bable reprend : » Je ter­mine… se sui­ci­dait sur la tombe de celle-ci, en se tirant un coup de pis­to­let dans la tempe, coup de pis­to­let dont vous venez d’en­tendre l’écho. »

Suc­cès ! Ce même M. Tuf­frau est vrai­ment chauve. Il est accueilli à son arri­vée dans l’am­phi­théâtre par la pro­mo­tion debout au garde-à-vous, chan­tant à tue-tête le refrain tra­di­tion­nel sur un air de cor de chasse : » Pous­se­rais-tu, ô poil de son crâne, pous­se­rais-tu si l’on t’ar­ro­sait, tuf­frau, tuf­frau, tuf­frau, au, au, au… » Le pro­fes­seur pen­dant ce chant se tient debout, fier et sou­riant, s’in­cli­nant à la fin pour nous remer­cier de cet hom­mage très attendu.

Toutes ces acti­vi­tés, com­plé­tées par des petites classes où les cours magis­traux sont mis en appli­ca­tion, sont sanc­tion­nées par des inter­ro­ga­tions et des com­po­si­tions écrites. Les notes obte­nues affec­tées par des coef­fi­cients savants per­mettent l’é­ta­blis­se­ment d’un clas­se­ment per­ma­nent des élèves. En effet à la fin des études les postes offerts par l’É­tat pour ses admi­nis­tra­tions mili­taires et civiles sont attri­bués en fonc­tion du clas­se­ment final. Pen­dant deux ans c’est une lutte per­ma­nente entre les forts en thèmes pour obte­nir les bottes renom­mées : Mines, Ponts et Chaus­sées, Génie mari­time. Deve­nu kes­sier, je ne suis pas obsé­dé par le clas­se­ment, mais astreint néan­moins aux com­po­si­tions et inter­ro­ga­tions. Les inter­ro­ga­teurs, en géné­ral res­pec­tueux de la tra­di­tion, montrent une cer­taine indul­gence pour nos œuvres. Pour les com­po­si­tions écrites où l’a­no­ny­mat des auteurs est sévè­re­ment res­pec­té, le nom est mas­qué mais l’in­di­ca­tion obli­ga­toire du numé­ro de casert est rem­pla­cée par la men­tion dis­crète » binet kès « .

Par contre dans les exa­mens oraux le contact est direct. Mais la plu­part des exa­mi­na­teurs, bien contents d’é­chap­per à la rou­tine, pro­fitent de la pré­sence devant eux d’un kes­sier pour tâter le pouls de la pro­mo­tion devant les cours, la dis­ci­pline, les évé­ne­ments. Ain­si M. Ull­mo, exa­mi­na­teur d’a­na­lyse, après vingt minutes d’une conver­sa­tion mon­daine pas­sion­nante, finit par me deman­der : » À pro­pos, vous êtes bien venu pour un exam‑g2 ! Sur quoi vou­lez-vous plan­cher ? » Ques­tion déli­cate, car en dépit des leçons par­ti­cu­lières que le major de ma salle m’a accor­dées dans les deux jours pré­cé­dents, je n’ai qu’une vision très glo­bale et for­cé­ment som­maire de la science dis­pen­sée par M. Lévy, le pro­fes­seur. Le pas­sage, en exam‑g de phy­sique, devant M. Jean Bec­que­rel est plus pit­to­resque. Ce pro­fes­seur, pro­mo 1897, des­cen­dant d’une illustre famille de savants, a une répu­ta­tion mondiale.

Il m’ac­cueille avec sym­pa­thie et rapi­de­ment me demande de démon­trer la for­mule magique de la rela­ti­vi­té. Tâche ardue pour un néo­phyte de mon genre, mais je m’y attelle sans tar­der. Sachant que ce cher pro­fes­seur souffre d’une légère sur­di­té, je fais face au tableau noir et tout en bre­douillant sans répit à voix haute un rai­son­ne­ment obs­cur de mon cru, je trace des équa­tions que j’ef­face au fur et à mesure. Au bout d’un temps rai­son­nable je me retourne à demi et trace d’une main ferme ce que j’é­nonce d’une voix clai­ron­nante : E = mc2, en ajou­tant bien sûr » ce qu’il fal­lait démon­trer ! » J’ob­tiens une bonne note, inat­ten­due mais insuf­fi­sante cepen­dant pour remon­ter dans le clas­se­ment, note que je sup­pose due avant tout au goût de la tra­di­tion conser­vé par mon illustre ancien.

La kès…

Les kes­siers sont élus par leur pro­mo­tion avant la fin de la pre­mière année d’é­tudes, à l’is­sue d’une véri­table cam­pagne élec­to­rale concen­trée sur une semaine, sous le contrôle de la kès pré­cé­dente. Ren­trés cou­rant 1945 nous sommes repré­sen­tés d’a­bord par nos cama­rades A et B, mais la néces­si­té d’a­voir notre propre kès s’im­pose et une cam­pagne est orga­ni­sée fin jan­vier 1946.

Les attrac­tions de la cam­pagne comptent plus que la dia­lec­tique ! En prin­cipe aucun frais ne doit être enga­gé per­son­nel­le­ment par les concur­rents : tous les concours inté­rieurs et exté­rieurs sont béné­voles. Per­son­nel­le­ment rien ne me pré­dis­pose à faire acte de can­di­da­ture. Certes au retour les cama­rades m’ont deman­dé de prendre contact avec le com­man­de­ment, mais c’é­tait natu­rel, j’é­tais l’un des pre­miers arri­vés. J’ai pour­sui­vi ces contacts avec les minis­tères à la demande du colo­nel. En fait je passe plus pour un gars sérieux que pour un meneur d’hommes ! Quoi qu’il en soit mes cama­rades de la C et les kes­siers A et B me poussent à me pré­sen­ter. Je fais équipe avec Robert Dene­ri, de la pro­mo 43, qui pen­dant son séjour en Alle­magne a pas­sé de longs mois en camp de concentration.

Numéro spécial de l'Os Libre pour la campagne de la KèsUne équipe fidèle, nos élec­trons, nous sou­tient et colle les affiches. Nous bat­tons le rap­pel de nos connais­sances et rela­tions. Je me fais prê­ter un bar avec son véri­table comp­toir de zinc. Ce bar est ins­tal­lé à Lour­cine et sert pen­dant la semaine de cam­pagne jus de fruits et apé­ri­tifs moyen­nant finances. Deux bou­lan­gers amis, mal­gré les res­tric­tions, nous four­nissent petits pains et crois­sants qui sont ser­vis gra­cieu­se­ment, un matin, au lit, aux 140 élèves de la pro­mo pré­sents à la caserne. Nous orga­ni­sons un soir une séance de varié­tés avec par­ti­ci­pa­tion d’a­ni­ma­teurs et chan­teurs de la radio. Un humo­riste d’a­vant-guerre, Pierre Dac, cultive la lou­fo­que­rie. Après avoir publié avant 1940 un jour­nal humo­ris­tique à suc­cès L’Os à moelle, il a par­ti­ci­pé aux émis­sions de la radio de la France libre à Londres. Reve­nu en France il fait paraître avec suc­cès un nou­veau jour­nal L’Os libre. Nous allons le trou­ver, il accepte gra­cieu­se­ment de tirer une édi­tion spé­ciale et rédige un édi­to­rial avec son style habituel.

Accueil du général RIDGWAY pour la campagne de la KèsNos concur­rents font preuve éga­le­ment d’i­ma­gi­na­tion. Pour eux les pom­piers de Paris viennent faire une démons­tra­tion de leur plus grande échelle. Ce tan­dem orga­nise dans le réfec­toire de la caserne un déjeu­ner amé­lio­ré ser­vi par des laquais en per­ruque. Mais à l’heure pré­vue arrive inopi­né­ment dans la cour une longue limou­sine amé­ri­caine, fanion en tête.

À la stu­pé­fac­tion de toute la pro­mo­tion, de cette voi­ture sort le géné­ral Mat­thew Ridg­way en per­sonne. Il est accom­pa­gné par deux jeunes offi­ciers avia­teurs en uni­forme de l’US Air Force : Jean-Jacques Ser­van-Schrei­ber et Jean Rous­seau. Ces deux cama­rades ont réus­si à pas­ser hors de France en 1943, échap­pant au STO. Par­ve­nus en Amé­rique ils ont sui­vi l’é­cole des pilotes et sont ren­trés avec leur bre­vet. Deux char­mantes jeunes filles font par­tie de la suite du Géné­ral, l’une n’est autre que Bri­gitte Ser­van-Schrei­ber, jeune sœur de Jean-Jacques.

Cor­res­pon­dante de guerre, Bri­gitte, future Mme Bri­gitte Gros, séna­teur-maire de Meu­lan, a trans­mis au Géné­ral notre invi­ta­tion à déjeu­ner. Les accom­pa­gna­teurs sont en effet nos élec­trons. Dene­ri et moi accueillons le Géné­ral à sa sor­tie de voi­ture. Un pelo­ton d’é­lèves en grande tenue rend les hon­neurs. Après la son­ne­rie régle­men­taire de clai­ron, nous fai­sons envoyer les cou­leurs fran­çaises en tête de mât. Puis nous allons déjeu­ner avec le Géné­ral en plein milieu du réfec­toire. Heu­reu­se­ment que Jean-Jacques et Bri­gitte maî­trisent l’a­mé­ri­cain pour entre­te­nir la conver­sa­tion. Mes sou­ve­nirs de cette langue sont alors loin­tains et bru­meux. Je crois qu’à cette époque je suis même inca­pable d’a­vouer que » my tai­lor is rich « 3 ! La qua­li­té du magnan se trouve, bien sûr, éclip­sée par la pré­sence assez extra­or­di­naire d’un géné­ral com­man­dant les forces amé­ri­caines qui viennent de gagner la guerre.

Dès le len­de­main nous sommes convo­qués, Dene­ri et moi, par le géné­ral Bri­sac com­man­dant l’É­cole. Nous nous apprê­tons à subir un inter­ro­ga­toire sévère sur le culot phé­no­mé­nal, et peu res­pec­tueux de la voie hié­rar­chique, de notre invi­ta­tion. À notre grand éton­ne­ment, le Géné­ral nous ques­tionne sur l’as­pect pro­to­co­laire de la céré­mo­nie et, ras­su­ré par l’é­nu­mé­ra­tion des son­ne­ries régle­men­taires, la pré­sence tant à l’ar­ri­vée qu’au départ de pelo­tons d’hon­neur en grande tenue et du clai­ron, il nous libère par un com­pli­ment sym­pa­thique et pince-sans-rire : » Mer­ci, Mes­sieurs, bonne chance ! »

Mais le clou de cette cam­pagne élec­to­rale se déroule un après-midi dans le grand amphi­théâtre Poin­ca­ré, rue Des­cartes. Épau­lés par Jean Bailly, kes­sier A, nous pre­nons contact avec la direc­tion du » Théâtre de 10 heures « . Ce petit théâtre de 250 places est le pro­to­type du théâtre de chan­son­niers. S’y pro­duisent les grands de l’é­poque : leur satyre de la poli­tique et des poli­ti­ciens est sévère mais reste spi­ri­tuelle et jamais vul­gaire. La mai­son est diri­gée par M. Raoul Arnaud, dont l’é­pouse, sous le nom de scène de Made­moi­selle Oléo, pré­sente le spec­tacle et accueille d’une manière plai­sante et moqueuse les retar­da­taires, à la confu­sion de ceux-ci.

Notre demande de pro­duire le spec­tacle, gra­cieu­se­ment, l’a­près-midi, dans un amphi­théâtre de l’X est accueillie favo­ra­ble­ment par tous les chan­son­niers. Le jour de la repré­sen­ta­tion excep­tion­nelle arri­vé, la troupe au grand com­plet est accueillie dans l’am­phi par les trois pro­mo­tions pré­sentes 42, 43 et 44 : plus de 700 jeunes, joyeux, démar­rant au quart de tour à la moindre astuce, aux­quels se joignent les offi­ciers et sous-offi­ciers du cadre. Les chan­son­niers, habi­tués aux publics de 250 per­sonnes de tous âges de leur théâtre, sont embal­lés par l’ac­cueil, les rires et les applau­dis­se­ments de ce jeune public. Ils riva­lisent d’i­ma­gi­na­tion et impro­visent, aidés peut-être par le cham­pagne que je leur sers en cou­lisses. La revue qui occupe la deuxième par­tie de la séance doit être arrê­tée à plu­sieurs reprises par les répliques impré­vues et les fous rires qui en découlent sur la scène. La repré­sen­ta­tion se ter­mine en triomphe.

Baptème des nouveaux KèssiersJe vois arri­ver alors le capi­taine de ser­vice, le lieu­te­nant de vais­seau Téqui (pro­mo 37). Sans doute a‑t-il assis­té, lui aus­si, au spec­tacle du haut de l’am­phi et applau­di Mlle Oléo qui a pré­sen­té le spec­tacle, mais le règle­ment est for­mel. Il le rap­pelle aux orga­ni­sa­teurs : aucune per­sonne de sexe fémi­nin ne peut entrer dans les locaux de l’É­cole poly­tech­nique sans auto­ri­sa­tion for­melle. Et il conclut : l’un des deux orga­ni­sa­teurs cou­pables doit immé­dia­te­ment être enfer­mé au » micro-châ­teau « , la pri­son qui abrite les arrêts de rigueur. Il nous demande de dési­gner nous-mêmes l’in­for­tu­né élu. Nous refu­sons, bien sûr, et pro­po­sons le com­pro­mis sui­vant : nous met­tons nos deux noms dans un bicorne et devant le Pitaine char­mé, Made­moi­selle Oléo, objet du délit, tire au sort. Celui-ci tombe, comme dans la chan­son, sur le plus jeune, en l’oc­cur­rence Robert Dene­ri qui ter­mine la cam­pagne bien au repos en cellule.

Heu­reu­se­ment nous sommes jeu­di et je ne reste seul qu’une jour­née. L’é­lec­tion a lieu le same­di matin sous contrôle de la kès A et B. Je suis élu grosse kès au pre­mier tour et Dene­ri est élu triom­pha­le­ment petite kès au second tour. Immé­dia­te­ment après le vote a lieu le bap­tême des nou­veaux kessiers.

Vêtus de leur seule culotte de sport, liés dos à dos, ils sont bar­bouillés abon­dam­ment de pein­ture à l’eau et dou­chés ensuite à la lance d’in­cen­die jus­qu’à dis­pa­ri­tion de la moindre trace de pein­ture. C’est la tra­di­tion, mais en géné­ral le vote a lieu en mai ou juin. Or nous sommes début février, le fond de l’air est frais et l’eau gla­cée. Mais la pres­sion éle­vée du cir­cuit d’in­cen­die réchauffe la peau cin­glée par le jet puis­sant et nous nous débat­tons tous deux pour pré­sen­ter le col­lègue devant la lance. Je rentre me chan­ger pour par­ti­ci­per en prin­cipe à une soi­rée don­née par des amis. Je suis cla­qué par cette semaine épui­sante et le manque de som­meil, je me décom­mande par télé­phone, me couche vers 20 heures, dors d’une traite et me réveille le len­de­main vers midi !

Le métier de kessier…

J’ai décrit plus haut la créa­tion de la kès et ses buts. Nous sommes tous mili­taires gra­dés et tou­chons une solde, il n’y a donc pas de pro­blème finan­cier interne dans la pro­mo. Les coti­sa­tions pré­le­vées servent essen­tiel­le­ment à des actions de bien­fai­sance dans le quar­tier. À ce titre je suis invi­té par la mai­rie du Ve arron­dis­se­ment aux réunions et autres bals de la Croix-Rouge. Nous par­ti­ci­pons à des acti­vi­tés variées. Je suis par exemple quelques mois durant pro­fes­seur de des­sin indus­triel aux cours du soir orga­ni­sés dans les locaux des Socié­tés Savantes.

Nous favo­ri­sons la réa­li­sa­tion des ini­tia­tives des cocons. Par notre inter­mé­diaire, Chris­tian Beul­lac, 43 B, futur ministre de l’É­du­ca­tion natio­nale, et Hélène Lan­ge­vin, élève de l’É­cole de phy­sique et chi­mie, jettent les bases d’un orga­nisme de coor­di­na­tion des grandes écoles, la future Union des grandes écoles.

Autre exemple : je vois entrer un jour au binet kès de Lour­cine un jeune cama­rade grand, mince, front haut. De la pro­mo 44, mais n’ayant pu inté­grer car enga­gé volon­taire, il suit les cours avec la pro­mo 45. Je tai­rai le nom par dis­cré­tion. Inté­res­sé par les ques­tions poli­tiques et éco­no­miques, il veut créer un cercle de réflexion inter­pro­mo­tion. Il sou­haite de la kès appui et aide maté­rielle : local, tirage de docu­ments, affi­chage… Le cercle a du suc­cès. Lui-même pas­sion­né par l’é­co­no­mie choi­sit l’É­cole natio­nale d’ad­mi­nis­tra­tion à la sor­tie et devient ins­pec­teur des Finances. Pas­sion­né par la poli­tique, il est élu jeune dépu­té, puis nom­mé jeune ministre des Finances. Il devient jeune pré­sident de la Répu­blique. S’il lit ces lignes, sans doute, se reconnaîtra-t-il.

Le rôle de liai­son avec le com­man­de­ment est impor­tant en cette période : Dene­ri et moi sommes sou­vent les inter­lo­cu­teurs du géné­ral Bri­sac. Nous gar­de­rons avec lui des contacts de grande confiance réci­proque. De nom­breuses années après notre sor­tie de l’X nous orga­ni­se­rons un sym­pa­thique dîner annuel entre le Géné­ral et Mme Bri­sac et les kes­siers 42 et 43.

La kès par­ti­cipe à toutes les mani­fes­ta­tions offi­cielles et mon­daines. Nous sommes ain­si invi­tés à une grande récep­tion en soi­rée : tenue sombre de rigueur et pour nous Grand U. La veille, les six kes­siers ont lon­gue­ment débat­tu du céré­mo­nial de poli­tesse et de la déli­cate ques­tion du baise­main qui ne nous est pas encore très fami­lier : que faire, quand et com­ment ? Nous arri­vons en file indienne, Mau­rice Latil le plus âgé en tête, à la porte des appar­te­ments du Géné­ral, où un huis­sier en habit opère, annon­çant à haute voix les noms des invi­tés. Latil nous fait stop­per, se retourne vers nous et nous demande à mi-voix, imper­tur­bable : » Alors, les gars, ce soir… on baise ou on baise pas ? »

Sans attendre il avance et nous sui­vons. Pour ne pas lais­ser écla­ter le fou rire qui monte, nous nous incli­nons et, tête basse, nous ser­rons res­pec­tueu­se­ment et indis­tinc­te­ment les mains qui nous sont tendues.

Nous sommes de toutes les céré­mo­nies offi­cielles, com­man­dant les déta­che­ments d’hon­neur ou par­ti­ci­pant à la garde du drapeau.
En période d’exa­men, nous sommes par­fois man­dés auprès des exa­mi­na­teurs pour plai­der le sort d’un exa­mi­né mécon­tent de sa note. Il m’ar­rive ain­si d’in­ter­ve­nir auprès d’un ingé­nieur géné­ral du génie mari­time, exa­mi­na­teur en méca­nique. Celui-ci pour bien com­prendre l’o­pi­nion de l’é­lève inter­ro­gé, avant de le rece­voir à nou­veau, me fait pas­ser au tableau pour trai­ter le sujet. Heu­reu­se­ment j’ai eu l’i­dée de deman­der avant cette entre­vue une leçon par­ti­cu­lière au major de ma salle et je m’en tire tant bien que mal. Quelques jours après, devant plan­cher à mon tour, l’in­gé­nieur géné­ral me pose­ra la même ques­tion. À vrai dire je n’ai guère pro­gres­sé dans l’intervalle…

La recherche de carrières…

Le nombre de places offertes par l’É­tat dans les corps civils et mili­taires est rela­ti­ve­ment réduit et peu de cama­rades envi­sagent de faire une car­rière dans l’ar­mée. Il est donc néces­saire de pros­pec­ter l’in­dus­trie à la recherche de postes d’in­gé­nieurs. C’est encore la mis­sion des kes­siers. En cette période où les usines redé­marrent, après des années pen­dant les­quelles rares ont été les pro­mo­tions d’é­lèves ingé­nieurs, l’offre d’emplois est abon­dante. Il m’est ain­si facile d’ob­te­nir des entre­tiens au plus haut niveau de l’entreprise.

À mon arri­vée je suis reçu à bras ouverts par le pré­sident ou le direc­teur cen­tral du per­son­nel. À la fin de l’en­tre­tien géné­ral sur la pro­mo­tion, au moment de mon départ, cer­tains inter­lo­cu­teurs me font asseoir à nou­veau et com­mencent même à rédi­ger ma feuille d’embauche. À mon retour j’af­fiche les offres à l’at­ten­tion de mes camarades… 

Réception du général Leclerc, en 1947, dans la cour d’honneur de l'Ecole polytechnique
Récep­tion du géné­ral Leclerc, en 1947, dans la cour d’honneur


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1. “ Bignoles ” ou concierges : termes de vieux fran­çais uti­li­sés encore au milieu du XXe siècle. Au XXIe siècle, on dit plus sobre­ment “ tech­ni­ciennes de gar­dien­nage d’immeuble ”.
2. Exa­men géné­ral trimestriel.
3. “ My tai­lor is rich” : phrase inau­gu­rale de la méthode Assi­mil “ L’Anglais sans peine ”.

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