Différences culturelles ?

Avant-propos

Dossier : Les différences culturellesMagazine N°624 Avril 2007
Par Philippe d'IRIBARNE (55)

La deuxième moi­tié du XXe siècle a cru en l’a­vè­ne­ment d’une humani­té uni­fiée. Les dif­fé­rences de toutes sortes entre les humains, et en par­ti­cu­lier les dif­fé­rences de cultures, allaient, pen­sait-on, perdre pro­gres­si­ve­ment tout relief. Divers fac­teurs allaient entraî­ner une telle évo­lu­tion : la mon­dia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie, entraî­nant la mul­ti­pli­ca­tion des échanges entre les hommes ; l’é­lé­va­tion géné­rale du niveau d’ins­truc­tion, condui­sant à faire recu­ler l’in­fi­nie diver­si­té des pré­ju­gés héri­tés du pas­sé ; l’ac­tion des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales. La conscience des hor­reurs du nazisme ne pou­vait que rendre uni­ver­selle l’adhé­sion à des droits de l’homme trans­cen­dant les temps et les lieux.

Mais, peu à peu, le regard sur le monde a chan­gé. On s’est mis à par­ler de choc des civi­li­sa­tions. Les États-Unis paraissent plus que jamais sin­gu­liers avec la place que tient, dans leur grand rêve mes­sia­nique, la convic­tion qu’ils ont reçu de Dieu la mis­sion de répandre la liber­té de par le monde, jointe à leur art incom­pa­rable de com­bi­ner leurs idéaux et leurs inté­rêts. La concep­tion fran­çaise de la laï­ci­té paraît étrange hors de nos fron­tières. La Tur­quie se met à paraître trop dif­fé­rente pour entrer dans l’Eu­rope. L’A­frique noire, le Moyen-Orient, la Chine sont res­sen­tis comme d’autres mondes, obéis­sant à d’autres logiques.

Des différences qui s’accentuent

« Nous savons main­te­nant, écrit par exemple le New York Times, que les forces glo­bales de l’é­co­no­mie et de la tech­no­lo­gie ne font pas pro­gres­si­ve­ment dis­pa­raître les cultures et les valeurs locales. Au contraire, les cultures et les valeurs donnent forme au déve­lop­pe­ment éco­no­mique. Bien plus, au fur et à mesure que la richesse et l’é­du­ca­tion se déve­loppent, les dif­fé­rences cultu­relles ne s’ef­facent pas mais s’ac­cen­tuent ; les divers groupes s’at­tachent à des visions dif­fé­rentes d’une vie bonne et réagissent agres­si­ve­ment à ce qu’ils per­çoivent comme des atteintes à leur digni­té cultu­relle1. »

Des conceptions très diverses de la vie en société et du gouvernement des hommes

Plu­sieurs réa­li­tés bien dis­tinctes, et sou­vent peu liées entre elles, se cachent der­rière le terme de dif­fé­rences cultu­relles. On peut en dis­tin­guer au moins trois.

Un pre­mier aspect a trait à la diver­si­té des langues, des musiques, des cos­tumes, des archi­tec­tures, des mœurs, qui dis­tin­guaient tra­di­tion­nel­le­ment les habi­tants de telle val­lée, les membres de telle tri­bu ou de telle pro­vince, élé­ments que les eth­no­logues tentent de recueillir pieu­se­ment, et par­fois de mettre dans des musées, avant qu’il ne soit trop tard.

 Un deuxième aspect a trait à l’exis­tence d’i­den­ti­tés par­ta­gées par des groupes dont les membres se consi­dèrent comme dif­fé­rents des « autres », parce que por­teurs d’une autre his­toire, héri­tiers d’autres ancêtres, réels ou mythiques, iden­ti­tés asso­ciées à un nom, bran­di comme un dra­peau ; Hutus et Tut­sis, Fla­mands et Wal­lons, Serbes et Alba­nais. Loin de dis­pa­raître, ces dif­fé­rences sont actuel­le­ment le moteur de mul­tiples conflits sanglants.

 Un troi­sième aspect, enfin, beau­coup moins immé­dia­te­ment visible, concerne l’exis­tence, lar­ge­ment incons­ciente, de cadres de pen­sée qui orientent les manières de regar­der les êtres et les choses, de don­ner sens à l’exis­tence, de dis­tin­guer dans le flux de l’ex­pé­rience quo­ti­dienne ce que l’on remarque et ce qui indif­fère, d’in­ter­pré­ter les réus­sites et les échecs, la richesse et la pau­vre­té, la mala­die et la mort. Ces manières ne se révèlent, dans leurs dis­sem­blances, que quand ceux qui en sont por­teurs rentrent en contact, et se rendent ain­si compte que ce qui paraît aux uns évi­dence fon­da­trice ne va nul­le­ment de soi pour d’autres. Appar­tiennent à ce registre les concep­tions de ce que sont une socié­té, un conflit, un accord, l’exer­cice d’une res­pon­sa­bi­li­té, et plus lar­ge­ment tout ce qui oriente la manière dont les hommes s’or­ga­nisent pour vivre et œuvrer ensemble. La mon­dia­li­sa­tion est un grand révé­la­teur de ces dif­fé­rences. Deman­dant tout un tra­vail d’in­ves­ti­ga­tion et d’a­na­lyse pour être mises à jour, elles sont lar­ge­ment ignorées.

Il est d’au­tant plus néces­saire de dis­tin­guer ces diverses dimen­sions qu’il n’existe entre elles aucun lien néces­saire. Ain­si des groupes qui s’op­posent vive­ment dans leur iden­ti­té peuvent être remar­qua­ble­ment proches dans leur vision d’une bonne socié­té2. Dans le pré­sent dos­sier nous nous concen­tre­rons sur cette vision.

Traits psychologiques

Un moyen sûr de se four­voyer quand on tente d’ap­pré­hen­der les dif­fé­rences entre cultures est de les assi­mi­ler à des traits psy­cho­lo­giques. Il est cou­rant, par exemple, de qua­li­fier les membres de telle socié­té d’in­di­vi­dua­listes et ceux de telle autre de com­mu­nau­taires. Or, une telle oppo­si­tion n’a guère de sens. On trouve par­tout des formes d’in­di­vi­dua­lisme et des formes d’es­prit com­mu­nau­taire, qui n’af­fectent pas les mêmes aspects de l’exis­tence et ne se mani­festent pas de la même façon. Ain­si, l’in­di­vi­dua­lisme amé­ri­cain, tant célé­bré, donne une place cen­trale au droit d’en­tre­prendre, de faire sans entraves tout ce que la loi n’in­ter­dit pas, de déci­der par soi-même du conte­nu des contrats où l’on s’en­gage. Il conduit à mal sup­por­ter l’in­tru­sion de l’É­tat dans ce qu’il regarde comme des affaires pri­vées. Par contre, il n’est guère gêné de se sou­mettre à une cer­taine dic­ta­ture de l’o­pi­nion et, dans l’en­tre­prise, à un contrôle moral très étendu.

L’in­di­vi­dua­lisme fran­çais prend une autre forme. Atta­ché à une forme de « bon plai­sir », refu­sant ce qui « abaisse », il ne se sou­met à la loi qu’a­vec réti­cence. Il incite à bien mon­trer que si l’on fait quelque chose pour autrui, c’est qu’on le veut bien, qu’on est prêt à « rendre ser­vice » mais non à être « au ser­vice ». Par contre il n’in­ter­dit pas de faire allé­geance à une forme d’au­to­ri­té qui incarne quelque chose de suf­fi­sam­ment noble, et au pre­mier chef l’in­té­rêt géné­ral, dont il confie volon­tiers la défense à l’É­tat. L’in­di­vi­dua­lisme alle­mand est encore autre. Il relève plus d’une édi­fi­ca­tion de soi-même (Bil­dung), d’une culture de soi-même, d’une volon­té de consi­dé­rer comme invio­lable ce que l’on pense, de ne pas s’as­ser­vir aux caprices de la mode – ce dont les Fran­çais sont volon­tiers accu­sés -, ni à la toute puis­sance de l’argent – ce dont les Anglo-Saxons sont volon­tiers accu­sés. Mais il admet de se sou­mettre à ce qui a été déci­dé en com­mun, à un point qui peut cho­quer des Anglo-Saxons ou des Fran­çais. On pour­rait faire les mêmes dis­tinc­tions à pro­pos d’autres traits psy­cho­lo­giques, tels par exemple le désir de s’af­fir­mer, ou la capa­ci­té à faire confiance, répu­tés être plus ou moins pré­sents selon les cultures.

Différences de valeur

Assi­mi­ler les dif­fé­rences cultu­relles à des dif­fé­rences de valeurs consti­tue éga­le­ment un moyen sûr de ne pas com­prendre ce qui est en jeu. On peut très bien par­ta­ger les mêmes valeurs (par exemple de liber­té, d’é­ga­li­té, de res­pect de la digni­té des hommes, de paix, etc.) et avoir des concep­tions très diver­gentes des réa­li­tés sus­cep­tibles de les incar­ner. Nous ver­rons ce qu’il en est à pro­pos de la façon dont l’at­ta­che­ment à la liber­té a pris corps dans les uni­vers anglo-saxons, ger­ma­nique et fran­çais. Par ailleurs, la culture ne relève pas seule­ment des valeurs, du bien, des idéaux, de ce qui assure la cohé­sion d’une socié­té. Elle oriente les formes que prennent la haine, le désir de détruire, celui de domi­ner, autant que celles que prennent l’a­mi­tié, la bien­veillance, le désir de bien s’en­tendre. L’hon­neur incite Rodrigue à tuer don Gor­mas et il existe des « crimes d’honneur ».

Honneur et consensus

Com­ment donc carac­té­ri­ser quelque chose qui paraît à pre­mière vue insai­sis­sable ? On a affaire à des sortes d’u­ni­vers mythiques où des images idéales de rela­tions pai­sibles, d’au­to­ri­té juste et bien­veillante, côtoient d’autres images d’hos­ti­li­té, de divi­sion, d’op­pres­sion, d’ar­bi­traire. Ces uni­vers sont riches d’un ensemble d’i­mages (la famille de frères, le prince éclai­ré), de récits, his­to­riques ou fabu­leux (la prise de la Bas­tille, la bataille de Get­tys­burg). Pour les évo­quer on peut faire appel à un mot ou à quelques mots, par­ler par exemple de consen­sus à pro­pos des Pays-Bas ou d’hon­neur à pro­pos de la France. De tels mots sont loin de suf­fire à rendre compte de la richesse des uni­vers en ques­tion. Tout en pro­cu­rant une pre­mière idée de ce dont on parle, ils sont éga­le­ment sus­cep­tibles d’é­ga­rer, dans la mesure où ils n’ont pas eux-mêmes un sens uni­ver­sel et peuvent, selon les contextes, ren­voyer à des réa­li­tés bien dif­fé­rentes. Ain­si on parle cou­ram­ment de consen­sus aus­si bien à pro­pos du Japon que des Pays-Bas ou de la Suède, et certes cela n’est pas dépour­vu de signification.

Mais le consen­sus japo­nais est bien dif­fé­rent du consen­sus néer­lan­dais, qui lui-même est autre chose que le consen­sus sué­dois : les pro­ces­sus qui conduisent à ce que l’on qua­li­fie ain­si, les formes de pres­sion qui s’exercent sur les indi­vi­dus et les formes d’au­to­no­mie dont ils dis­posent au cours du dérou­le­ment de ces pro­ces­sus sont très loin d’être iden­tiques. De même il n’est pas dépour­vu de signi­fi­ca­tion de par­ler d’hon­neur à pro­pos de la France, de l’Es­pagne ou du Liban. Mais ce qu’im­plique ce que l’on qua­li­fie ain­si dans cha­cune de ces socié­tés, les manières de conce­voir les devoirs et les droits de cha­cun, et donc les façons de vivre ensemble, qui lui sont asso­ciées sont bien dif­fé­rentes. Quand on veut com­prendre une culture étran­gère, il est essen­tiel de prê­ter atten­tion à ce en quoi elle contre­dit ce que l’on tend à avoir en tête quand on l’é­voque avec des mots fami­liers, pri­son­nier que l’on est du sens pré­cis atta­ché à ces mots dans sa propre culture.

Les cultures et l’action

Comme on le ver­ra, au long de ce dos­sier, la prise en compte de ces dif­fé­rences cultu­relles est un élé­ment impor­tant d’une action qui se déroule à l’é­chelle du monde, ou du moins d’une part notable de celui-ci. Cela concerne, et c’est elles qui en ont actuel­le­ment le plus conscience, la vie des entre­prises mul­ti­na­tio­nales. Et cela concerne aus­si les ten­ta­tives de construire un ordre mon­dial, ou même, à une échelle plus réduite, des ensembles supra­na­tio­naux tels que l’U­nion euro­péenne. Nous avons cher­ché à mon­trer en quoi les ques­tions cultu­relles inter­viennent dans ces deux domaines, tout en don­nant une pre­mière idée de la diver­si­té des concep­tions de la vie en socié­té et du gou­ver­ne­ment des hommes que l’on trouve sur la pla­nète, de la Chine et de l’Inde à l’A­mé­rique latine, en pas­sant par l’A­frique et les États-Unis, sans oublier l’Europe.

S’adapter aux réalités

C’est sans doute au sein des entre­prises mul­ti­na­tio­nales qu’on a le plus cru, il y a une ou deux décen­nies, à un « dépas­se­ment des cultures ». La mise en place de pra­tiques de ges­tion répu­tées uni­ver­selles, en fait d’ins­pi­ra­tion lar­ge­ment amé­ri­caine, jointe au déve­lop­pe­ment de cultures d’en­tre­prises sup­po­sées capables de se sub­sti­tuer aux cultures natio­nales, devait, pen­sait-on, conduire à un tel résul­tat. La pres­sion de la concur­rence inter­na­tio­nale était sup­po­sée impo­ser, aux quatre coins de la pla­nète, des « best prac­tices » indif­fé­rentes aux sin­gu­la­ri­tés d’une contrée. Ces idées ont de moins en moins cours. Il est bien appa­ru à l’ex­pé­rience que ce qui avait par­fai­te­ment réus­si ici pou­vait se révé­ler là tris­te­ment inef­fi­cace. L’ex­pé­rience asia­tique a sou­vent consti­tué une source de remises en cause.

Dès lors reste à savoir, et on en est pour le moment au stade de démarches lar­ge­ment tâton­nantes, com­ment s’a­dap­ter, tout en en tirant le meilleur par­ti, aux réa­li­tés d’un monde plu­ri­cul­tu­rel. Com­ment, sans se lais­ser pié­ger par une vision de la culture qui l’as­si­mi­le­rait à des habi­tudes, bonnes ou mau­vaises, que l’on ne peut que subir ou com­battre, y voir une manière locale de don­ner sens, manière sur laquelle il faut d’au­tant plus s’ap­puyer que l’on veut inno­ver ? Com­ment, en par­ti­cu­lier, conce­voir et mettre en place des pra­tiques de ges­tion « modernes » adap­tées aux cultures des pays les moins avan­cés éco­no­mi­que­ment, élé­ment sans doute essen­tiel de la lutte contre le sous-développement ?

Être conscient des différences

De leur côté, ceux qui gèrent les affaires du monde ont sou­vent peur d’a­li­men­ter un « choc des cultures » s’ils acceptent de recon­naître com­bien le monde est divers ; ils tendent alors à s’en tenir à l’af­fir­ma­tion selon laquelle, tous les hommes étant fon­da­men­ta­le­ment sem­blables, rien de signi­fi­ca­tif ne sau­rait les dis­tin­guer. Si l’on adopte un tel point de vue il va de soi (et peu importe ce qu’en­seigne l’ob­ser­va­tion du monde) que toutes les cultures sont ani­mées par les mêmes valeurs, ont la même vision des droits de l’homme, sont éga­le­ment pro­pices à la mise en place d’ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, et ce dans la concep­tion de celle-ci qui pré­vaut dans les socié­tés euro­péennes, etc.

À une échelle plus res­treinte, la construc­tion euro­péenne a vou­lu réso­lu­ment igno­rer tout ce qui sépare, par exemple, le regard que les cultures qui pré­valent en Grande-Bre­tagne, en Alle­magne ou en France conduisent à por­ter sur l’é­co­no­mie de mar­ché. Si une telle atti­tude relève de bonnes (on pour­rait dire de pieuses) inten­tions, il n’est pas sûr que les résul­tats soient à la hau­teur de celles-ci. Pour arri­ver à s’ac­cor­der, là comme ailleurs, mieux vaut être conscient de ce par quoi on dif­fère. Nous ver­rons com­bien, en la matière, la confu­sion entre valeurs et culture est par­ti­cu­liè­re­ment dom­ma­geable : bien des mal­en­ten­dus peuvent pros­pé­rer der­rière ce qui paraît un atta­che­ment com­mun aux valeurs répu­tées les plus universelles.

Ce dos­sier ras­semble des textes qui abordent les dif­fé­rences cultu­relles sous des angles très divers. Trois articles, qui adoptent le point de vue de l’en­tre­prise, font tout d’a­bord se suc­cé­der des regards de diri­geant de groupe inter­na­tio­nal, de cher­cheur en mana­ge­ment et de res­pon­sable d’une banque de déve­lop­pe­ment. Les deux articles sui­vants prennent du recul par rap­port à l’ac­tion, dans des ana­lyses por­tant d’une part sur la Chine et d’autre part sur la voie à suivre pour construire une anthro­po­lo­gie com­pa­rée à l’é­chelle du monde. Les trois der­niers articles se situent sur un ter­rain plus poli­tique, en mon­trant, à pro­pos de l’Inde, com­bien l’hé­ri­tage cultu­rel marque les formes poli­tiques « modernes », et en abor­dant la diver­si­té des visions de la liber­té et de l’é­ga­li­té avec ce qu’il en résulte dans les dif­fi­cul­tés que ren­contre la construc­tion européenne.

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Phi­lippe d’I­ri­barne est l’au­teur de la Logique de l’hon­neur, Cultures et mon­dia­li­sa­tion, L’é­tran­ge­té fran­çaise.
 
1. David Brooks, « Ques­tion of Culture », New York Times, 4 mars 2006.
2. Nous avons eu pour notre part l’oc­ca­sion de l’ob­ser­ver à plu­sieurs reprises, ain­si à pro­pos des Fla­mands et des Wal­lons, ou à pro­pos des Bos­no-Croates et des Bosno-musulmans.

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