Un Rafale

Armement, exportations et transferts de technologie : le jeu des sept erreurs

Dossier : DéfenseMagazine N°715 Mai 2016
Par Philippe ROGER (65)

Une expli­ca­tion du modèle éco­no­mique de l’in­dus­trie d’ar­me­ment. Aucun indus­triel ne sau­rait s’a­ven­tu­rer seul dans ce domaine, avec un fort taux de R&D et un mar­ché impré­vi­sible et c’est donc l’É­tat qui finance pour son propre usage. L’ex­por­ta­tion n’est qu’un bonus, bien inté­res­sant sur le plan indus­triel et le plan diplomatique. 

Êtes-vous paci­fiste ? Atlan­tiste pur ? Fédé­ra­liste euro­péen ? Mon­dia­liste ? Colo­nia­liste ? Pen­sez-vous que la France, ou les autres nations, n’ont pas besoin de défense natio­nale et donc pas besoin d’armes ?

“ Quand un industriel investit, ce n’est pas avec la ferme intention de faire faillite ”

Ce n’est pas en quelques pages que je vais vous convaincre d’abandonner ces croyances, mais je veux pro­cla­mer qu’il faut à la France des armes libres d’emploi pour la guerre ou la dis­sua­sion, et que s’il faut des embar­gos sur cer­taines armes et vers cer­tains pays, nous ne pou­vons refu­ser toutes nos armes aux pays que la charte des Nations unies auto­rise à s’armer comme nous-mêmes. 

Com­ment créer pour nous, et le cas échéant vendre aux autres, des armes libres d’emploi ?

Dans les années 1920 ou 1930, vous auriez lu dans les colonnes de L’Humanité que les deux cents familles inves­tis­saient pour créer les ins­tru­ments de mort néces­saires à l’asservissement des peuples, et dans celles du Petit Ving­tième que Basil Baza­roff ven­dait leurs 75 à tir rapide au San Theo­do­ros comme au Nue­vo Rico, et comme des petits pains. 

REPÈRES

Le développement des armements ne peut être autofinancé, car on ne peut prévoir leur marché. Il est nécessairement payé par l’État. Qui ne le fait que s’il veut une autonomie d’emploi de ces armements.
La Direction générale de l’armement propose et exécute la politique industrielle d’armement correspondante. L’industrie d’armement se concentre et se stabilise en monopoles.
L’exportation des armements vise principalement à augmenter l’emploi, dans le cadre de la politique industrielle générale.

PAS D’INITIATIVE PRIVÉE

C’est que le PCF, comme les scouts belges, croyait dur comme fer à l’initiative pri­vée en matière d’armement. Or il ne pou­vait y en avoir à l’époque et il ne peut y en avoir aujourd’hui.

Quand un indus­triel inves­tit pour créer, par de la R & D et des outillages, des pro­duits, ce n’est pas avec la ferme inten­tion de faire faillite. 

Il lui faut donc esti­mer au mieux le mar­ché et sa ren­ta­bi­li­té, le mon­tant des inves­tis­se­ments, les chances de suc­cès de la R & D et le temps qu’elle va consom­mer, et convaincre son conseil puis son banquier. 

DU GOUDRON ET DES PLUMES

On com­prend que ceux-ci s’inquiètent déjà si le volume de R & D est très éle­vé, car cela veut dire date d’aboutissement loin­taine et forts risques d’échec. Si, de sur­croît, le ratio inves­tis­se­ment sur chiffre d’affaires atten­du est un mul­tiple éle­vé du taux de ren­ta­bi­li­té habi­tuel de la socié­té, le P.-D.G. devra avoir un dos­sier inoxy­dable et les sup­plier en che­mise et la corde au cou. 


On ne peut l’emporter au com­bat ou dis­sua­der qu’avec des sys­tèmes très com­plexes (ici, un Rafale). © LAURENT DAVAINE / FOTOLIA.COM

Mais s’il se révèle en outre que le mar­ché n’est en fait pas pré­vi­sible, alors l’ex‑P.-D.G. sor­ti­ra cou­vert de gou­dron et de plumes, to soft­ly and sud­dend­ly vanish away, and never be met with again1.

UNE QUESTION DE PRÉVISIBILITÉ

L’industrie civile opère sur des mar­chés où la pré­vi­sion est pos­sible, donc sa R & D est auto­fi­nan­cée ; il y a de nou­veaux entrants et donc la concur­rence est stable. 

Il lui arrive d’avoir des taux de R & D forts (aéro­nau­tique, phar­ma­cie) ou très forts (com­po­sants élec­tro­niques), qui poussent aux fusions et aux demandes de sou­tien de l’État (avances rem­bour­sables, garan­ties de prêt, prix garan­tis), mais l’autofinancement, la concur­rence, le libre-échange sont la règle. 

INDISPENSABLE TECHNOLOGIE

L’industrie de l’armement se situe qua­si entiè­re­ment dans le domaine des très forts taux de R & D. Rien de sur­pre­nant, puisqu’on ne peut l’emporter au com­bat, ou dis­sua­der, qu’avec des sys­tèmes très complexes. 

DE LA COMPÉTITION AU MONOPOLE

Dans le domaine de l’armement, il ne peut y avoir de nouveaux entrants et, si un État monte des compétitions de R & D, les perdants ne peuvent rester compétents à leurs frais jusqu’à la compétition suivante. Ils quittent le marché, ou sont absorbés.
La compétition nationale mène donc rapidement au monopole national par type de matériel, comme on le constate facilement en France ou aux États-Unis.
Il en serait de même si une concurrence parfaite s’établissait en Europe ou au niveau mondial, ce que la Commission européenne a quelque mal à comprendre.

L’idée, répan­due chez cer­tains uti­li­sa­teurs, que nos armées sont trop tech­niques n’est pas fon­dée : sans le niveau tech­nique des maté­riels actuels, conçus pour beau­coup du temps de la guerre froide, on ne pour­rait même pas envi­sa­ger de lan­cer des inter­ven­tions exté­rieures tant nos pertes y seraient élevées. 

Mais le plus lourd de consé­quences, c’est que son mar­ché est tota­le­ment impré­vi­sible : elle ne peut savoir si un maté­riel qu’elle aura auto­fi­nan­cé sera ache­té par son propre État, et a for­tio­ri par un État étran­ger. Elle ne sait même pas si elle aura l’autorisation de le pro­po­ser à l’export.

Elle ne peut donc auto­fi­nan­cer sa R & D, et ne peut se lan­cer que si un pre­mier client accepte de la payer. Ce client ne peut être qu’un État, et celui dont elle est ori­gi­naire, car les États clients export ne veulent ache­ter, aujourd’hui, que des maté­riels déjà développés. 

UNE AUTONOMIE RAISONNABLE

Mais pour­quoi la France, par exemple, paie­rait-elle des mon­tants consi­dé­rables de R & D (autre­fois 30 % du bud­get d’armement, aujourd’hui plu­tôt 20 %) pour faire déve­lop­per en France des maté­riels nou­veaux, alors que des maté­riels de même nature existent, en par­ti­cu­lier aux États-Unis (qui consacrent, eux, 30 à 50 % de leur bud­get d’armement à la R & D, vou­lant faire la course en tête sur tous les sujets) ? 

TRAITER LA DÉFENSE NATIONALEMENT

C’est indis­pen­sable pour les maté­riels essen­tiels de la dis­sua­sion, pour les­quels il n’y a pas de ven­deur (pro­pul­sion et armes nucléaires), et c’est jugé néces­saire pour cer­tains arme­ments conven­tion­nels, dont les mis­siles ou les satel­lites, quand on craint de ne pas obte­nir d’un ven­deur étran­ger une garan­tie durable d’indépendance d’emploi.

“ La R & D d’armement ne peut être payée que par l’État ”

Il faut savoir que, par exemple, on ne peut emme­ner sur un théâtre d’opérations exté­rieur un mis­sile anti­char tout simple ache­té à notre plus grand allié, sans obte­nir son autorisation. 

Et pas besoin de sor­tir de Poly­tech­nique pour com­prendre qu’il faut trai­ter le chiffre natio­na­le­ment, et plus géné­ra­le­ment la cyber­dé­fense, et que la sûre­té des com­po­sants élec­tro­niques et des sys­tèmes d’exploitation issus du mar­ché inter­na­tio­nal est encore moins pré­vi­sible que le mar­ché de l’armement.

Le gou­ver­ne­ment et le Par­le­ment consi­dèrent donc qu’il faut une auto­no­mie natio­nale rai­son­nable en matière d’armement, et donnent à la DGA la mis­sion de pro­po­ser et les moyens d’appliquer, via des contrats de R & D natio­naux ou en coopé­ra­tion euro­péenne, la poli­tique indus­trielle d’armement correspondante. 

Muta­tis mutan­dis, ce pro­ces­sus est mis en œuvre dans tous les pays, et la gamme de pro­duits dis­po­nibles dans l’industrie natio­nale y est pro­por­tion­nelle aux dépenses de R & D de l’État pen­dant les dix ou vingt années pré­cé­dentes, chez les mono­po­leurs natio­naux correspondants. 

ÉTATS DÉVELOPPEURS ET ÉTATS CLIENTS

Il y a quelques contre-exemples anciens (Exo­cet et Cro­tale dont le déve­lop­pe­ment a été payé par un client export) ou modernes (quand l’industriel a pu consi­dé­rer qu’il avait un mar­ché suf­fi­sam­ment pré­vi­sible dans le rem­pla­ce­ment de ses four­ni­tures de la géné­ra­tion précédente). 

“ Pas besoin de sortir de l’X pour comprendre qu’il faut traiter le chiffre nationalement ”

Mais, en règle géné­rale les pro­duits résultent de la volon­té d’autonomie d’un État ou d’un groupe d’États, et c’est à ces États déve­lop­peurs que les États clients qui n’ont pas, ou pas encore, fait les efforts néces­saires à leur auto­no­mie viennent s’adresser pour avoir accès à ces pro­duits pour leurs forces armées, d’une part, et deman­der des garan­ties par­tielles d’autonomie par un trans­fert de tech­no­lo­gie vers leur indus­trie d’autre part. 

Les États déve­lop­peurs doivent consi­dé­rer la demande de pro­duits en fonc­tion de leurs cri­tères de poli­tique étran­gère, mais, si la vente poten­tielle répond à ces cri­tères, ils doivent consi­dé­rer que la demande asso­ciée de trans­fert de tech­no­lo­gie est accep­table dans son prin­cipe, puisqu’elle mani­feste chez le client la volon­té d’autonomie qu’ils ont consi­dé­rée comme légi­time pour eux-mêmes. 

LA MISSION DE LA DGA

La DGA signe des contrats de R & D, mais aussi des contrats de R & T (recherche & technologie), car les développements majeurs sur un type de matériel ne reviennent que tous les vingt à trente ans et ne permettent pas, à eux seuls, de maintenir la continuité du bureau d’études correspondant, nécessaire à la volonté d’autonomie nationale.
Par exemple, entre deux générations d’avions de combat, il faut trouver de la R & T sous la forme de développements exploratoires de drones divers, et il est très souhaitable que l’étude de variantes export de l’avion déjà en service vienne compléter ces mesures.
C’est là l’intérêt principal de l’export pour cette politique industrielle d’armement. Ce n’est pas le seul, car l’export permet aussi que le monopoleur se retrouve en concurrence ailleurs et soit ainsi encouragé à des gains de productivité.

POLITIQUE INDUSTRIELLE ET ÉTRANGÈRE

Puis, compte tenu de la concur­rence des autres États, les États déve­lop­peurs n’ont guère d’autre choix que d’accepter cette demande, car l’exportation est, on l’a vu, dans l’intérêt de leur poli­tique indus­trielle d’armement, celle qui vise l’autonomie, mais est aus­si dans l’intérêt de leur poli­tique indus­trielle géné­rale, celle qui vise à déve­lop­per l’emploi.

Les par­te­na­riats mili­taires et diplo­ma­tiques nés de l’exportation sont en outre un ins­tru­ment impor­tant de poli­tique étrangère. 

CLIENTS ET CONCURRENTS

Sup­po­sons donc que l’État auto­rise puis sou­tienne une expor­ta­tion majeure avec demande de trans­fert de tech­no­lo­gie. C’est à l’industriel, et à lui seul, de négo­cier, car lui seul peut appré­cier le coût des demandes du client, et les risques sup­plé­men­taires qu’elles induisent et qu’il faut provisionner. 

“ L’industrie d’armement est l’instrument de la volonté d’autonomie militaire de l’État ”

La DGA ne connaît que la struc­ture de coûts d’une ver­sion dif­fé­rente du sys­tème concer­né, celle qu’elle a ache­tée pour la France, avec des clauses très dif­fé­rentes, celles du droit fran­çais. C’est pour­quoi elle se consacre à la négo­cia­tion de sa propre mis­sion, l’assistance qu’elle aura à four­nir au client dans l’exécution du contrat, cepen­dant que les armées assurent la liai­son avec le futur uti­li­sa­teur, qu’elles auront à former. 

La DGA veille aus­si à ce que la variante deman­dée par le client reste dans les limites tech­niques qui ont été fixées. Tout cela prend des mois, voire des années, et les concur­rents ne res­tent pas inac­tifs, si bien que le contact poli­tique doit res­ter à un niveau très éle­vé pen­dant toute la période. 

Tableau des investissement dans le matériel militaire

UNE RELATION À LONG TERME

Si le contrat est conclu, une rela­tion d’au moins vingt ans com­mence, utile à la poli­tique indus­trielle mili­taire et à la poli­tique indus­trielle géné­rale, nor­ma­le­ment rému­né­ra­trice pour l’industriel fran­çais, for­ma­trice pour le réci­pien­daire du trans­fert de tech­no­lo­gie, mais qui peut mener ce der­nier à deve­nir un concur­rent – c’est en tout cas ce que sou­haite son gouvernement. 

Si, pen­dant ce temps, la France a ralen­ti ses efforts de R & D, elle subi­ra une concur­rence accrue à l’export et, si la situa­tion poli­tique inter­na­tio­nale a pro­fon­dé­ment chan­gé au point qu’elle ne soit plus l’alliée de son client, elle peut être en situa­tion de le craindre comme adversaire. 

Mais les adver­saires exis­tant aujourd’hui et la mul­ti­pli­ca­tion des menaces n’encouragent pas à ralen­tir encore nos efforts de R & D ; on peut donc espé­rer que le pro­blème ne se pré­sen­te­ra pas. 

L’industrie d’armement est l’instrument de la volon­té d’autonomie mili­taire de l’État. Elle est aus­si une par­tie impor­tante de l’industrie en géné­ral, et, si l’État a une poli­tique indus­trielle géné­rale, elle doit y contri­buer et en bénéficier. 

AUTONOMIE OU LIBRE-ÉCHANGE

La trans­po­si­tion de tous ces rai­son­ne­ments au niveau euro­péen est un exer­cice pas­sion­nant, qu’on ne peut faire ici. Disons sim­ple­ment que ceux qui sou­haitent qu’une volon­té poli­tique d’autonomie euro­péenne appa­raisse un jour, jus­ti­fie une poli­tique indus­trielle euro­péenne d’armement qui soit autre chose qu’une poli­tique de concur­rence au front de tau­reau, et jus­ti­fie donc un bud­get euro­péen de R & D, ceux-là ont du pain sur la planche. 

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1. Lewis Car­roll, La Chasse au Snark.

2 Commentaires

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Lesage-Catelrépondre
9 mai 2016 à 4 h 53 min

Arme­ment” le jeu des 7 erreurs
A Phi­lippe Roger
Cher camarade,
Une 8 ème erreur : on peut gagner de l’argent et expor­ter plus qu’à la marge des arme­ments de haute tech­no­lo­gie sans aide de l’è­tat. Exemple, le groupe belge CMI à Seraing, un lea­der en canons auto­por­tés. Je les connais bien, ayant tra­vaillé pour eux. Ils réus­sisent grâce à leur com­pé­tence et à leur dyna­misme sous la direc­tion d’un grand patron, le fran­çais Ber­nard Serin, ancien d’Arcelor.
Arrê­tons de croire en France que le salut ne peut venir que de l’é­tat et comp­tons un peu plus sur os forces et notre intelligence !

Phi­lippe Rogerrépondre
23 mai 2016 à 17 h 51 min
– En réponse à: Lesage-Catel

Auto­fi­nan­ce­ment dans l’ar­me­ment
Cher cama­rade :
Oui, il y a de nom­breux cas du type de Cocke­rill, soit pri­vés comme CMN ou CNIM en construc­tion navale, soit natio­na­li­sés comme FN Hers­tal, qui opèrent dans des zones où l’on peut auto­fi­nan­cer et par­tir à l’ex­port, parce que le taux de R&D et autres inves­tis­se­ments est rela­ti­ve­ment faible, d’une part, et qu’on a déjà une pré­sence export qui fait qu’on peut esti­mer avec moins de risques le mar­ché futur de ses pro­duits, d’autre part. On a un busi­ness case ris­qué (quelles auto­ri­sa­tions d’ex­por­ter aura-t-on?) mais défendable.
On peut aus­si citer MBDA, qui renou­velle en grande par­tie à ses frais son domaine anti­char sur la base d’une pré­vi­sion de rem­pla­ce­ment des mis­siles ven­dus à la géné­ra­tion précédente.
Mais cela couvre, à mon avis, 5 à 10% de la pro­duc­tion d’ar­me­ment, et c’est sur le reste, beau­coup plus inten­sif en R&D et d’un mar­ché vrai­ment impré­vi­sible, que repose en fait l’es­sen­tiel de la force des Armées .
Et c’est dans ces 90 à 95% de l’ar­me­ment qu’on ne peut trou­ver de nou­veaux entrants, faute d’au­to­fi­nan­ce­ment, et qu’il n’y a pas de busi­ness model « Cocke­rill ». Cette par­tie-là de l’in­dus­trie n’existe que parce que l’E­tat la crée et la main­tient à ses frais, pour obte­nir une cer­taine autonomie.
Très ami­ca­le­ment, Ph.Roger.

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