2012 : Les élèves féminines de la promotion 1972 de l'École polytechnique

1972–1974 : trois promotions de jeunes filles sur la Montagne

Dossier : ExpressionsMagazine N°680 Décembre 2012
Par Marie-Louise CASADEMONT (X74)
Par Anne DUTHILLEUL-CHOPINET (X72)

Nous avons sou­hai­té nous revoir pour une com­mé­mo­ra­tion d’un genre par­ti­cu­lier, un dîner où nos échanges pour­raient ser­vir à toutes celles qui nous ont sui­vies à Palai­seau. Nous étions ain­si dix-neuf réunies à la Mai­son des X. 

Pour repré­sen­ter les jeunes pro­mo­tions, nous avions invi­té la pré­si­dente de Poly­tech­nique au Fémi­nin et les membres fémi­nins du Conseil d’administration de l’AX, ain­si que Laurent Billès-Gara­bé­dian, son président. 

Par­ta­ger la soli­da­ri­té et la séré­ni­té qui nous rassemblent 

Ce fut pour cha­cune un moment empreint d’une bonne dose d’humour, mais sur­tout un moment rare, libre, confiant, dyna­mique et convi­vial. La prin­ci­pale décou­verte, de taille pour celles qui crai­gnaient une réunion « d’anciennes com­bat­tantes » réduite à des sou­ve­nirs anec­do­tiques, a été une grande conver­gence : aus­si diverses qu’aient été nos expé­riences pen­dant ces qua­rante années, nous pou­vions en extraire une part com­mune, comme si nos des­tins soli­taires en appa­rence finis­saient par des­si­ner un puzzle soli­daire et harmonieux. 

Nous vou­drions par­ta­ger cette soli­da­ri­té et cette séré­ni­té qui nous ont rassemblées 


Les L de l’X 72 : Ta Thu Thuy, Fran­çoise Com­belles, Éli­sa­beth Dupont-Ker­lan, Nicole Gon­tier, Anne Duthil­leul (Cho­pi­net).

Les lieux

Nous n’avons pas toutes été logées à la même enseigne, tant l’encadrement a eu à cœur de bien nous ins­tal­ler. Les 72 ont été logées dans le bâti­ment de l’infirmerie, puis dans l’aile Monge ; les 73 la pre­mière année éga­le­ment dans ce bâti­ment, la seconde année dans le Joffre. Alors que les 74 ont pu jouir des nou­veaux caserts de stan­ding sous-offi­cier, dans l’aile Monge, avec l’accès à une ter­rasse un étage au-des­sous pour certains.
C’est là que, le 1er avril 1974, un mur avait été dres­sé pour obs­truer le cou­loir des filles de la 72, les­quelles ont mis à pro­fit leur ima­gi­na­tion de futures ingé­nieures pour déjouer le stra­ta­gème en sor­tant par la fameuse ter­rasse. Pour nous pro­té­ger, il fal­lait des ver­rous à nos portes, sur­tout pour le soir de la Sainte-Barbe. Et, pour pré­ser­ver notre inti­mi­té, nos fenêtres s’ornaient de déli­cieux rideaux à fleurs orange, très « vintage ».
Dans le pavillon Joffre, la double porte qui sépa­rait le cou­loir des filles de celui des gar­çons était deve­nue un sujet kaf­kaïen : elle devait être fer­mée pour la pudeur, mais ouverte pour la sécu­ri­té. Tous ces efforts n’empêchaient pas cer­taines de faire le mur, comme les gar­çons, ou d’avoir une clé de l’infirmerie pour sor­tir ou ren­trer en catimini. 

Souvenirs, souvenirs

Nous avons évo­qué quelques sou­ve­nirs de la vie sur la Mon­tagne Sainte-Gene­viève, à titre de témoi­gnages autant d’une époque révo­lue que d’un évé­ne­ment unique en son genre : l’arrivée des filles. Car celles- ci n’étaient guère atten­dues : rien n’avait été pré­vu par la pré­cé­dente direc­tion de l’École à l’arrivée du géné­ral Bri­quet et, pour les mili­taires, nous étions des êtres impro­bables, aux besoins dif­fé­rents de ceux des gar­çons, et qu’il fal­lait sur­veiller étroi­te­ment au risque de les surprotéger. 

Premières, pionnières

Nous avons for­cé­ment été les pre­mières poly­tech­ni­ciennes dans nos secteurs 

Comme nous étions les pre­mières à l’X, nous avons for­cé­ment été les pre­mières poly­tech­ni­ciennes dans les sec­teurs vers les­quels nous nous sommes tour­nées, et sou­vent les pre­mières femmes de notre niveau. Il y eut ain­si les pre­mières dans les Corps : Mines, Ponts, Arme­ment, etc. ; la pre­mière à l’Insee, à l’Ena, mondes cepen­dant déjà mixtes ; la pre­mière à la direc­tion du cabi­net d’un Pre­mier ministre ; la pre­mière à entrer dans l’industrie aéro­spa­tiale ; la pre­mière direc­trice d’exploitation dans une socié­té d’autoroute ; la pre­mière à avoir créé son entre­prise (pour l’édition de logi­ciels édu­ca­tifs) ; la pre­mière à avoir connu le chô­mage ; la pre­mière dans le clas­se­ment Forbes des femmes les plus influentes, etc. 

2012 : Les élèves féminines de la promotion 1973 de l'École polytechnique
Les L de l’X 73 : Marie-Solange Tis­sier, Anne Blan­chon­net, Edwige Bon­ne­vie-Tourne, Claude Karp­man-Nahon, Marion Guillou-Char­pin, Cathe­rine Mon­ta­gnon, Bri­gitte Ser­reault, Marie-Lau­rence Pitois-Pujade, Claire Lefebvre-Saint-Félix (absente de la photo).

Nous avons toutes vécu la résis­tance de cer­tains hommes à cette avan­cée des femmes, et notam­ment ren­con­tré quelques sur­prises dans les milieux de tra­vail les plus mas­cu­lins. Le bref flo­ri­lège qui suit en témoigne : « Ah, aujourd’hui, la secré­taire est invi­tée à la réunion ! » Quel embar­ras lorsque l’on s’aperçoit que c’est elle qui dirige la réunion. 

Lors d’une pre­mière ren­contre avec le groupe X de sa région, l’une d’entre nous qui s’était pré­sen­tée, comme tout le monde, en couple, a vu un X deman­der à son mari de quelle pro­mo il était. Et encore : « Pour­quoi vou­lez-vous cet avan­ce­ment ? Votre mari gagne pour­tant bien sa vie. » « C’est un métier à plein-temps que d’élever trois enfants. Vous devriez vous arrê­ter, plu­tôt que de deman­der une promotion. » 

Très récem­ment encore, l’une d’entre nous, mariée à un cama­rade de pro­mo, a deman­dé à l’École des docu­ments pour la vali­da­tion de ses droits mili­taires pour la retraite, et s’est vu répondre : « Madame, si votre mari veut ces docu­ments, qu’il se pré­sente lui-même. » 

Mais à quoi voit-on que nous fai­sons un « métier d’homme » ? « Main­te­nant que je suis direc­teur géné­ral, c’est moi qui choi­sis le vin au déjeu­ner qui suit le Conseil d’administration. »

Au-delà de ces anec­dotes, nous avons aus­si ren­con­tré des dif­fi­cul­tés réelles qui ont pu nous empê­cher, en tant que femmes, d’avoir la car­rière que nous sou­hai­tions, alors même que nous défen­dions des valeurs de véri­té et d’éthique conformes à notre for­ma­tion, indis­pen­sables dans toutes les organisations. 

Cer­taines sont mon­tées très haut. D’autres ont connu le chô­mage ou se sont heur­tées au fameux « pla­fond de verre », qui ne touche pas moins les X que les autres. D’autres encore ont dû choi­sir des che­mins de tra­verse pour pro­gres­ser. Ain­si, nos par­cours n’ont pas tou­jours été linéaires, les obs­tacles ont exis­té. Et face à ces obs­tacles qui peuvent sur­gir encore pour les poly­tech­ni­ciennes d’aujourd’hui, nous consi­dé­rons que nous avons besoin d’être soli­daires les unes des autres, tant que nous repré­sen­te­rons une minorité. 

En ce sens, nous vou­lons offrir cette soli­da­ri­té aux plus jeunes, chaque fois qu’elles en auront besoin. 

2012 : Les élèves féminines de la promotion 1974 de l'École polytechnique
Les L de l’X 74 : Véro­nique Bau­chet, Anne Ber­nard-Gély, Marie-Louise Casa­de­mont, Renée Habo­zit, Anne Blan­chon­net, Lau­rie Maillard.

Le Grand U et l’habillement

Avant même les admis­sions, entre l’écrit et l’oral du concours 1972, cer­taines avaient été convo­quées à l’École, chez le géné­ral, avec leur mère. L’une d’elles, venue avec son père, s’est vu repro­cher : « Made­moi­selle, on vou­lait voir votre mère ! » Il s’agissait d’une consul­ta­tion sur le style de Grand U pré­fé­ré par­mi trois projets.
« De toute façon, je suis cer­tain qu’aucune fille ne ren­tre­ra à l’X, disait le géné­ral. – Mon­sieur, avec le res­pect que je vous dois, je vous assure que je vais y ren­trer ! », répon­dit la plus cou­ra­geuse. Nous por­tions le tri­corne au lieu du bicorne, notre jupe ne dépas­sait pas le genou, mais, à l’époque des mini­jupes, elle nous sem­blait déjà bien longue. Nous ne por­tions ni bottes ni tan­gente, la déci­sion ayant été prise de ne pas l’imposer aux filles. Fameux tri­corne ! Le matin du 14 Juillet 1976, une forte averse, la seule de l’été, a mar­qué les esprits des 74 qui défi­laient pour la seconde fois (du fait du chan­ge­ment du cur­sus mili­taire des 75 trans­fé­rés à Palai­seau), et mar­qué les visages d’une tein­ture noire due aux tri­cornes qui détei­gnaient. Pour les autres vête­ments du trous­seau, nous n’avons pas oublié le pyja­ma en éponge bleu des mers du Sud, le jus­tau­corps rouge des gym­nastes et le maillot orange des nageuses.
Le treillis, en revanche, était uni­sexe : même veste cein­tu­rée à la taille et même pan­ta­lon large. Les 73, qui l’ont étren­né dans un réfec­toire en délire, ont com­pris très vite que l’effet n’était pas le même sur elles que sur les gar­çons. Quant à la coif­fure, elle devait res­pec­ter la règle qui sti­pule qu’aucun che­veu ne doit tou­cher le col de la veste. L’une d’entre nous n’oubliera jamais la stu­pé­fac­tion de sa capi­taine devant ses couettes, coif­fure inat­ten­due mais bien réglementaire. 

Messages à nos conscrites

Comme c’était un des fon­de­ments de notre com­mé­mo­ra­tion, nous avons tiré de nos expé­riences des mes­sages clefs pour les conscrites, pour les jeunes femmes qui abordent la vie pro­fes­sion­nelle, si ce n’est plus lar­ge­ment pour les jeunes filles à l’heure du choix de leurs études. 

Osez !

Lorsqu’on vous pro­pose un poste, une mis­sion, ne vous posez pas plus de ques­tions qu’un gar­çon, du type : « Serai-je à la hau­teur ? » Même si les murs vous tombent sur la tête, foncez ! 

Res­tez vous-mêmes et transmettez 

N’ayez peur de rien, osez être vous-mêmes. Osez dans la séré­ni­té et en res­pec­tant des valeurs d’éthique, d’équilibre, de res­pect de vous­mêmes et des autres. Faites tou­jours ce qui cor­res­pond à votre « colonne vertébrale ». 

Faites ce que vous aimez et par­ta­gez votre enthou­siasme. Vivez comme un avan­tage le fait d’être une femme dans un monde d’hommes. Met­tez à pro­fit le fait d’être un « mou­ton à cinq pattes » pour trai­ter des ques­tions déli­cates. Les femmes sont un fac­teur d’innovation et font avan­cer les dos­siers complexes. 

Des métiers épanouissants

Les métiers d’ingénieur sont trop igno­rés par les femmes – à tort, car ce sont des métiers d’invention, où il faut savoir iden­ti­fier et for­mu­ler les pro­blèmes, puis trou­ver des solu­tions tech­niques ou finan­cières, mais aus­si humaines. 

Les sciences de l’ingénieur sont aus­si épa­nouis­santes que d’autres acti­vi­tés, et les ingé­nieurs ont bien sûr une vie pri­vée. Réagis­sez si vous n’avez plus la notion du plai­sir dans votre tra­vail. Ayez une vision de votre carrière. 


Laurent Billès-Gara­bé­dian, Hor­tense Lher­mitte, Anne Ber­nard-Gély, Michèle Cyna, Ariane Cha­zel, Marie-Louise Casa­de­mont, Jean-Pierre Bégon-Lours.

Une vie de premières

Il y eut la pre­mière fille à aller au trou, à cause d’une coif­fure non régle­men­taire lors d’une pas­sa­tion du dra­peau. La pre­mière à être « enguir­lan­dée » par le géné­ral, parce qu’elle avait décla­ré au micro d’Yves Mou­rou­si, le 14 Juillet, qu’elle n’allait pas sor­tir de l’École dans l’armée. Les pre­mières à faire du vol à moteur en option spor­tive. Les pre­mières à voler dans un Fou­ga Magis­ter pen­dant leur ser­vice dans l’Armée de l’air. Les trois pre­mières à embar­quer sur un dra­gueur de mines dans la Marine natio­nale. La pre­mière à attendre un enfant à l’École.
Les filles de la 72 se sou­viennent encore de leurs dic­tées de niveau BEPC en école de per­son­nels fémi­nins de l’Armée de terre (et pas en tant qu’instructrices). Et per­sonne n’a oublié la sec­tion de filles au Lar­zac, avec un ser­gent qui nous enjoi­gnait de bom­ber le torse, en vue de « faire de nous des hommes ».
Mais nous nous retrou­vions ensuite à l’École dans des condi­tions bien faciles par rap­port à la pré­pa ou à nos cama­rades entrés dans d’autres écoles d’ingénieurs : nous avions du temps, nous étions payées, nous avions des pro­fes­seurs for­mi­dables, comme Ber­nard Gré­go­ry ou Laurent Schwartz. 

Une vraie famille

L’X et l’AX sont une vraie famille. L’X vous apporte une liber­té de car­rière telle que rien n’est impos­sible. N’attendez pas tout des quo­tas de femmes, veillez plu­tôt en amont à la mixi­té des viviers et pépi­nières de cadres supé­rieurs, amé­lio­rez la mixité. 

Ouvrez tous les postes aux femmes ; cela per­met de voir les pro­blèmes et leurs solu­tions autre­ment. Trans­met­tez aux plus jeunes votre pas­sion et votre savoir-faire. 

Nous avons été les pre­mières et nous avons débrous­saillé un petit che­min. À l’intérieur de la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne, nous res­te­rons là pour les jeunes L de l’X. Elles élar­gi­ront la voie et décou­vri­ront cer­tai­ne­ment de nou­velles façons de vivre leur dif­fé­rence positivement.

Commentaire

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célinerépondre
26 mai 2017 à 8 h 23 min

quel beau par­cours, les
quel beau par­cours, les pre­mières ça dû etre un énorme chal­lenge dans leur pro­fes­sion­nelle et personnelle

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